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LA II. IOVRNEE DES NOVVELLES.

tresbien qu’en tous eſtats l’homme ſe peult ſauuer, mais pour auoir plus grand loiſir de contempler la bonté diuine, laquelle, comme i’eſpere, aura pitié des fautes de ma ieuneſſe, & changera mon cueur autant pour aimer les choſes ſpirituelles, qu’il a faict les temporelles. Et ſi Dieu me faict la grace de gaigner la ſcience, mon labeur ſera inceſſamment employé à prier Dieu pour vous. Vous ſuppliant par ceſte amour tãt ferme & loyalle, qui a eſté entre nous deux, auoir memoire de moy en voz oraiſons, & prier noſtre ſeigneur qu’il me dõne autant de conſtãce en ne vous voyant point, qu’il m’a donné de contentement en vous voyant. Et pource que i’ay eſperé toute ma vie auoir de vous par mariage ce que l’honneur & conſcience permettent, ie me ſuis contenté d'eſperance. Mais maintenant que ie la perds, & que ie ne puis iamais auoir de vous le traictement qui appartient à vn mary, au moins, pour dire à Dieu, ie vous prie me traicter en frere, & que ie vous puiſſe baiſer. La pauure Pauline, qui touſiours luy auoit eſté aſſez rigoureuſe, cognoiſſant l’extremité de ſa douleur, & honneſteté de ſa requeſte, & qu’en tel deſeſpoir ſe contentoit d’vne choſe ſi raiſonnable, ſans luy reſpodre autre choſe luy va ietter les bras au col, pleurant auec vne ſi grande amertume & ſaiſiſſement de cueur, que la parolle, fentimens & force luy deffaillirent, & ſe laiſſa tomber entre ſes bras eſuanouye : dont la pitié qu’il en eut auec l’amour & la triſteſſe, luy en feirent faire autãt. Tellement que l’vne de ſes compagnes les voyant tomber l’vn d’vn coſté, & l’autre d’autre, appella du ſecours, qui à force de remedes les feit reuenir. Alors Pauline, qui auoit deſiré de diſsimuler ſon affection, fut honteuſe quand elle s’apperceut qu’elle l’auoit monſtrée ſi vehemente. Toutesfois la pitié du pauure gentilhomme ſeruit à elle de iuſte excuſe, & ne pouuant plus porter ceſte parole, de dire à Dieu pour iamais, s’en alla viſtement le cueur & les dents ſi ſerrez, qu’entrant dans ſa chambre comme vn corps mort ſans eſprit, ſe laiſſa tomber ſur ſon lict, & paſſa la nuict en ſi piteuſes lamẽtations, que ſes ſeruiteurs penſoient qu’il euſt perdu tous ſes parens & amis, & tout ce qu’il pouuoit auoir de bien ſur la terre. Le matin ſe recommanda à noſtre ſeigneur, & apres qu’il eut departy à ſes ſeruiteurs le peu de bien qu’il auoit, & prins auec luy quelque ſomme d’argent,

defendit