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LA II. IOVRNEE DES NOVVELLES

ſ’alla mettre au bout de l’autel, & voyant qu’elle eſtoit peu accompaignée, ainſi que le preſtre monſtroit le corpus Domini, ſe tourna deuers elle, & auec vne voix doulce & pleine d’affectiõ luy diſt : Ma dame, ie prẽds celuy que le preſtre tient à ma damnation, ſi vous ſeule n’eſtes cauſe de ma mort : Car encores que vous m’oſtiez le moyen de la parolle, ſi ne pouuez vous ignorer ma volonté, veu que la verité vous la declarée aſſez par mes yeulx languiſſans, & par ma contenance morte. La dame feignant n’y entendre rien, luy reſpondit : Dieu ne doit point ainſi eſtre pris en vain : mais les poëtes diſent que les dieux ſe rient des iurements & menſonges des amans : parquoy les femmes qui aiment leur honneur, ne doiuent eſtre credules ny piteuſes. En diſant cela, elle ſe leue & ſ’en retourne en ſon logis. Si le gentilhomme fut courroucé de ceſte parolle, ceulx qui ont experimenté choſes ſemblables, diront bien qu’ouy. Mais luy qui n’auoit faulte de cueur, aima mieulx auoir ceſte mauuaiſe reſponſe, que d’auoir failly à declarer ſa volonté : laquelle il tint ferme trois ans durans, & par lettres & moyens la pourchaſſa, ſans perdre heure de temps. Mais durant trois ans ne peut auoir autre reſponſe, ſinon qu’elle le fuyoit comme le loup le leurier, duquel il doibt eſtre prins : non par haine qu’elle luy portaſt, mais pour la crainte de ſon honneur & reputation, dõt il ſ’apperceut ſi bien, que plus viuement qu’il n’auoit faict pourchaſſa ſon affaire. Et apres pluſieurs peines, refus, tourments, & deſeſpoirs, voyant la perſeuerance de ſon amour, ceſte dame eut pitié de luy, & luy accorda ce qu’il auoit tant deſiré, & ſi longuement attendu. Et quand ils furent d’accord des moyens, ne faillit le gentilhomme François à ſe hazarder d’aller en ſa maiſon, combien que ſa vie y pouuoit eſtre en grand hazard, veu que les parẽts d’elle logeoient tous enſemble. Luy qui n’auoit moins de fineſſe que de beauté, ſe conduiſit ſi ſagement, qu’il entra en ſa chambre à l’heure qu’elle luy auoit aſsignée, ou il la trouua toute ſeule couchée en vn beau lict : & ainſi qu’il ſe haſtoit en ſe deshabillant pour coucher auec elle, entendit à la porte vn grand bruit de voix parlans bas, & des eſpées que lon frottoit contre les murailles. La dame luy diſt, auec vn viſage de femme demie morte. Or à ceſte heure eſt voſtre vie & mon honneur au plus grand danger qu’ils pourroient eſtre : car i’en-

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