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LA II. IOVRNEE DES NOVVELLES

ſa femme liſant le liure, qu’il feignit ne veoir point, mais alla tout droit parler aux dames qui eſtoient d’vn autre coſté. Ceſte pauure dame voyant que ſon mary l’auoit trouuée auecques celuy auquel deuant luy iamais n’auoit parlé, fut ſi tranſportée qu’elle perdit ſa raiſon, & ne pouuant paſſer au long d’vn banc s’eſcoula au long d’vne table, & s’enfuit comme ſi ſon Mary auec l’eſpée nuë l’euſt pourſuiuie, & alla trouuer ſa maiſtreſſe, qui ſe retiroit en ſon logis. Et quand elle fut deshabillée, ſe retira ladicte dame, à laquelle vne de ſes femmes vint dire que ſon mary la demandoit. Elle luy reſpond franchement qu’elle n’iroit point, & qu’il eſtoit ſi eſtrange & auſtere, qu’elle auoit peur qu’il ne luy feiſt vn mauuais tour. A la fin, de peur de pis ſ’y en alla : ſon mary ne luy en diſt vn ſeul mot, ſinon quand ils furent dedans le lict. Elle, qui ne ſçauoit pas comme luy diſsimuler, ſe print tendrement à pleurer. Et quand il luy demanda pourquoy elle pleuroit : elle luy diſt qu’elle auoit peur qu’il fuſt courroucé contre elle, pource qu’il l’auoit trouuée liſant auec vn gentil-homme. A l’heure luy reſpondit que iamais ne luy auoit deffendu de parler à homme, & qu’il n’auoit point trouué mauuais qu’elle y parlaſt : mais bien d’eſtre fuye deuãt luy, comme ſi elle euſt faict choſe digne d’eſtre repriſe, &, que ceſte fuitte ſeulement luy faiſoit penſer qu’elle aimoit le gentil-homme. Parquoy il luy deffendit que iamais il ne luy aduint de parler à homme en public ny en priué, luy aſſeurant que la premiere fois qu’elle y parleroit, qu’il la tueroit ſans pitié ne compaſsion. Ce qu’elle accepta volontiers, faiſant bien ſon compte de n’eſtre pas vne autrefois ſi ſotte. Mais par ce que les choſes ou lon a volonté, plus elles ſont deffendues, plus elles ſont deſirées : ceſte pauure femme eut bien toſt oublié les menaces de ſon mary. Car le ſoir meſmes elle eſtant retournée coucher en vne autre chambre auec d’autres damoiſelles, & ſes gardes, enuoya querir & prier le gentil-homme de le veoir la nuict. Mais le mari qui eſtoit ſi tourmenté de ialouſie qu’il ne pouuoit dormir de nuict, va prendre vne cappe & vn varlet de chambre auec luy, pource qu’il auoit ouy dire, que l’autre y alloit de nuict, & s’en va frapper à la porte du logis de ſa femme. Elle qui n’attendoit rien moins que luy, ſe leua toute ſeule, & print des brodequins & ſon manteau, qui eſtoit aupres

d’elle : &