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DE LA ROYNE DE NAVARRE.

capitaine, & deuiſoient du voyage de Ieruſalem, ou ſouuent le bon homme en grande deuotion ſ’endormoit. Le capitaine voyant ce gentilhomme vieil, & endormy dedans vn lict, & luy dans vne chaiſe, aupres celle qu’il trouuoit la plus belle & la plus honneſte du monde, auoit le cueur ſi ſerré entre crainte & deſir de parler, que ſouuent il perdoit la parolle. Mais à fin qu’elle ne ſ’en apperceuſt, ſe mettoit à parler des ſaincts lieux de leruſalẽ, ou eſtoient les ſignes de la grande amour, que Ieſu-Chriſt nous à portée. Et en parlant de ceſt amour, couuroit la ſienne, regardant ceſte dame auecques larmes & ſouſpirs, dont elle ne ſ’apperceut iamais. Mais voyant ſa deuote contenance, l’eſtimoit ſi ſainct homme, qu’elle le pria de luy dire quelle vie il auoit menée, & comme il eſtoit venu à cest amour de Dieu. Il luy declara qu’il eſtoit vn pauure gentilhomme, qui pour paruenir à richeſſe & honneur, auoit oublié ſa cõſcience, & eſpouſé vne femme trop proche ſon alliée, pource qu’elle eſtoit riche, combien qu’elle fuſt laide & vieille, & qu’il ne l’aimaſt point. Et apres auoir tiré tout ſon argent, ſ’en eſtoit allé ſur la mer, chercher ſes aduentures : & auoit tant faict par ſon labeur, qu’il eſtoit venu en eſtat honorable. Mais depuis qu’ils auoient eu congnoiſſance enſemble, elle eſtoit cauſe par ſes ſainctes parolles & bons exemples, de luy auoir faict chãger ſa vie, & que du tout il ſe deliberoit, ſ’il pouuoit retourner de ſon entreprinſe, de mener ſon mary & elle en Ieruſalem, pour ſatisfaire en partie à ſes grands pechez ou il auoit mis fin, ſinon qu’encores n’auoit ſatisfaict à ſa femme, à laquelle il eſperoit bien toſt ſe recõcilier. Tous ces propos pleurent à ceſte dame, & ſur tout ſe reſiouït d’auoir tirể vn tel homme à l’amour & crainte de Dieu. Et iuſques à ce qu’ils partirent de la court, continuerent tous les ſoirs ces longs parlements, ſans que iamais il luy oſaſt declarer ſon intention, & luy feit preſent de quelque crucifix de noſtre dame de pitié, la priant qu’en le voyant elle euſt touſiours memoire de luy. L’heure de ſon partemẽt venuë, & qu’il eut prins congé de ſon mary, lequel ſ’endormoit, il vint dire à Dieu à ſa dame, à laquelle il veit les larmes aux yeux, pour l’honneſte amitié qu’elle luy portoit, qui luy rendoit la paſsion ſi importable, que pour ne l’oſer declarer tomba quaſi eſuanouy : luy diſant à Dieu en vne ſueur ſi grande, que non ſes yeulx ſeulemẽt,