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LA II. IOVRNEE DES NOVVELLES

d’ouurir les portes. L’Eueſque qui n’eſtimoit moins ſa priere, que le commandement du Duc ſon maiſtre, luy bailla incontinant vn bulletin, par la vertu duquel la porte luy fut ouuerte, & les cheuaux baillez ainſi qu’il demanda. Et en lieu d’aller veoir ſon frere, s’en alla à Veniſe, ou il ſe feit guerir des morſures que le Duc luy auoit faictes, puis s’en alla en Turquie. Le matin les ſeruiteurs du Duc qui le voyoient ſi tard demeurer à reuenir, ſoupçonnerent bien qu’il eſtoit allé veoir quelque dame : Mais voyant qu’il demeuroit tant, commencerent à le chercher par tous coſtez. La pauure Ducheſſe, qui commençoit fort à l’aymer, ſçachant que lon ne le trouuoit point, ſut en grãde peine. Mais quand le gentil homme qu’il aimoit tant, ne fut veu non plus que luy, on alla à ſa maiſon le chercher. Et trouuans du ſang à la porte de ſa chambre, entrerent dedans, mais il n’y eut homme qui en ſceut dire nouuelles. Et ſuiuans les traces du ſang vindrent les pauures ſeruiteurs du Duc à la porte de la chambre ou il eſtoit, qu’il trouuerent fermée : Mais bien toſt eurent rompu l’huis. Et voyans la place toute plaine de ſang, tirerent le rideau du lict, & trouuerẽt le pauure corps endormy en ce lict du dormir ſans fin. Vous pouuez penſer quel dueil menerent ces pauures ſeruiteurs qui porterent le corps en ſon palais ou arriua l’Eueſque, qui leur compta comme le gentil-homme eſtoit party la nuict en diligence, ſoubs couleur d’aller veoir ſon frere. Parquoy fut cogneu clairement que c’eſtoit luy qui auoit faict le meurtre. Et fut ainſi prouué, que iamais ſa pauure ſœur n’en auoit ouy parler. Laquelle combien qu’elle fut eſtõnée du cas aduenu, ſi eſt-ce qu’elle en aima d’aduãtage ſon frere, lequel l’auoit deliurée d’vn ſi cruel prince, ennemi de ſa chaſteté, & n’ayant point craint de hazarder ſa propre vie. Et cõtinua de plus en plus ſa vie hõneſte en ſes vertuz, telle que combien qu’elle fuſt pauure, pource que leur maiſon fut confiſquée, ſi trouuerent ſa ſœur & elle des mariz auſsi honneſtes hommes & riches, qu’il y en euſt en Italie, & ont depuis veſcu en bonne & grande reputation.

Voyla, mes dames, qui vous doit bien faire craindre ce petit dieu qui prend ſon plaiſir à tourmenter autant les princes que les pauures, & les forts que les foibles, & qui les rend aueugles iuſques lá, d’oublier Dieu & leur conſcience, & à la fin leur

propre