Page:Marguerite de France - Memoires et Lettres.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
[1577]
MÉMOIRES

la rue de gens armez. Nous allasmes de là coucher à Dinan, où par malheur ils avoient faict ce jour mesme, les bourguemaistres, qui sont comme consuls en Gascongne et eschevins en France. Tout y estoit ce jour-là en desbauche ; tout le monde yvre ; poinct de magistrats cogneus ; bref un vray chaos de confusion. Et pour y empirer d’avantage nostre condition, le grand maistre de l’evesque de Liege leur avoit faict aultresfois la guerre, et estoit tenu d’eulx pour mortel ennemy.

Cette ville, quand ils sont en leurs sens rassis, tenoit pour les Estats ; mais lors, Bacchus y dominant, ils ne tenoient pas seulement pour eulx-mesmes et ne congnoissoient personne. Soudain qu’ils nous voyent approcher les faubourgs, avec une trouppe grande comme estoit la mienne, les voilà allarmez. Ils quictent les verres pour courir aux armes, et tout en tumulte, au lieu de nous ouvrir, ils ferment la barriere. J’avois envoyé un gentil-homme devant, avec les fourriers et mareschal des logis, pour les prier de nous donner passage ; mais je les trouvay tous arrestez là, qui crioient sans pouvoir estre entendus. Enfin je me leve debout dans ma lictiere, et, ostant mon masque[1], je fais signe au plus apparent que je veux parler à luy ; et estant venu à moy, je le priay de faire faire silence, afin que je peusse estre entendue. Ce qu’estant faict avec toute peine, je leur represente qui j’estois, et l’occasion de mon voyage ; que tant s’en faut que je

  1. On sait qu’au temps de Louis XIV, les femmes portaient encore des masques à la campagne et même à la ville, pour préserver leur teint du hâle.