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MÉMOIRES

Tournon, qui, congnoissans le danger où nous estions, et voyans qu’il nous falloit faire cinq ou six journées jusques à la Fere, passant tousjours à la miséricorde des uns ou des aultres, me respondent la larme à l’œil : que Dieu seul nous pouvoit sauver de ce danger ; que je me recommandasse bien à luy, et puis que je fisse ce qu’il m’inspireroit ; que pour elles, qu’encore que l’une fust malade et l’aultre vieille, que je ne craingnisse à faire de longues traictes ; elles s’accommoderoient à tout pour me tirer de ce hazard. J’en parlay à l’evesque de Liege, qui me servit certes de pere, et me bailla son grand maistre avec ses chevaulx, pour me conduire si loing que je voudrois. Et comme il nous estoit necessaire d’avoir un passeport du prince d’Orange, j’y envoiay Montdoucet, qui luy estoit confident, et se sentoit un peu de cette religion. Il ne revient point : je l’attends deux ou trois jours, et croys que, si je l’eusse attendu, j’y fusse encore. Estant tousjours conseillée de monsieur le cardinal de Lenoncourt et du chevalier Salviati[1], mon premier escuyer, qui estoient d’une mesme caballe, de ne partir point sans avoir passeport, je me doubtay qu’au lieu de passeport, on me dresseroit quelque aultre chose de bien contraire. Je me resolus de partir le lendemain matin. Eux voyans que, sur ce pretexte, ils ne me pouvoient plus arrester ; le chevalier Salviati, intelligent avec mon tresorier, qui estoit aussi couvertement huguenot, luy faict dire qu’il n’avoit poinct d’argent pour payer les hostes (chose qui estoit

  1. François Salviati, grand-maître de l’ordre de Saint-Lazare, chef du conseil de la reine de Navarre, son premier écuyer, et chambellan du duc d’Anjou.