Page:Marguerite de France - Memoires et Lettres.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
114
[1577]
MÉMOIRES

sa maistresse, les traits de la mort. Cet ignorant, qu’il pressoit, lui respond que c’estoit madamoiselle de Tournon. A ce mot, il se pasme et tombe de cheval. Il le fault emporter en un logis comme mort, voulant plus justement, en cette extremité, luy rendre union en la mort, que trop tard en la vie il luy avoit accordée. Son ame, que je crois, allant dans le tombeau requerir pardon à celle que son desdaigneux oubly y avoit mise, le laissa quelque temps sans aulcune apparence de vie ; d’où estant revenu, l’anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort qui, d’une seule fois, n’eust assez puny son ingratitude.

Ce triste office estant achevé, me voyant en une compagnie estrangere, je ne voulois l’ennuyer de la tristesse que je ressentois de la perte d’une si honneste fille ; et estant conviée ou par l’evesque (dit Sa Grace), ou par ses chanoines d’aller en festin en diverses maisons et divers jardins (comme il y en a dans la ville et dehors de tres-beaux), j’y allay tous les jours, accompagnée de l’evesque et de dames et seigneurs estrangers, comme j’ay dict ; lesquels venoient tous les matins en ma chambre, pour m’accompagner au jardin, où j’allois pour prendre mon eaue ; car il faut la prendre en pourmenant. Et bien que le medecin qui me l’avoit ordonnée estoit mon frere, elle ne laissa toutesfois de me faire bien, ayant depuis demeuré six ou sept ans sans me sentir de l’eresipele de mon bras. Partant de là, nous passions la journée ensemble, allants disner à quelque festin, ou, apres le bal, nous allions à vespres en quelque religion ; et l’apres-soupper se passoit de