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Le mariage est marchandé et décidé…




(Suite)

Vers midi, mon futur époux revient me dire qu’il a reçu l’argent prévu pour son apport et nous décidons de partir le lendemain à l’aube.

Aucun préparatif à faire, je partirai comme à la promenade et j’achèterai en route mes costumes arabes. Une joie de plus. Je supprime les malles, seul nuage à l’horizon d’un voyage.

Ali m’offre en cadeau un collier en tubes d’argent contenant des versets du Coran, qui doivent me servir de talisman.

Je passais la soirée tranquillement près de mon vrai mari lorsque Soleiman s’annonça.

— Que veux-tu, lui dis-je, je t’ai prévenu que je n’avais pas besoin de toi avant sept heures demain matin.

— Le colonel, me répond-il d’un air gêné, a fait perquisitionner chez moi, sous prétexte d’une plainte en recel d’armes et d’antiquités, déposées par la direction du service archéologique de Beyrouth. Je dois me tenir à la disposition de la justice, en l’espèce le colonel, auquel le Moudir, maire de la ville, a transmis sa plainte.

C’est évidemment ma faute ; j’avais eu le tort de me confier au colonel, et cela pour tranquilliser Soleiman, qui craignait beaucoup des réactions des militaires de Palmyre.

Je mets alors mon mari au courant et lui demande de bien vouloir m’accompagner chez le colonel. Il y consent avec beaucoup de gentillesse, quoique cette démarche l’ennuie affreusement.

Nous partons donc tous les trois chez ce fonctionnaire, qui nous reçoit, malgré cette heure tardive, en pyjama, le sourire aux lèvres, comme tout bon diplomate. La bouteille de champagne, de tradition dans sa maison, donne à notre démarche le caractère d’une simple visite d’amitié.

Sans m’encombrer d’une conversation de politesse, j’attaque immédiatement le sujet.

— Que signifie cette mesure ridicule prise contre Soleiman, vous savez aussi bien que moi que la plainte déposée par la Direction des Antiquités n’est pas fondée.

Il me répond calmement qu’il a reçu une lettre de plainte et qu’il est obligé d’y donner suite. J’insiste :

— La plainte est du chef de service ?

— Oui…

— Vous tombez bien, Colonel, le Directeur du Service archéologique est justement à l’hôtel et je vais lui demander de venir vous voir tout de suite.

— Mais certainement, Madame, je serai ravi de le voir.

En me levant, je lui réponds sèchement :

— Merci de votre réception, je suis particulièrement touchée de l’aide que vous apportez à mon entreprise.

Je me dirige vers la porte, tandis que le colonel chuchote quelques phrases à l’oreille de mon mari.

Je n’ai aucun doute sur la nature de cette confidence, que mon mari me confirme en me disant :

— Naturellement, il m’a demandé de ne pas lui envoyer M. S…, directeur des Antiquités, mais il veut à tout prix retarder ton départ, pour te faire abandonner le projet de ce voyage.

Est-ce par amitié, ou par simple esprit d’opposition, en digne fonctionnaire du gouvernement ? probablement pour les deux raisons.

Tout ceci ne change, bien entendu, rien à ma décision et je donne rendez-vous à Soleiman pour le lendemain à l’aurore, sur la petite place de l’ancien village de Palmyre. Pour ne pas éveiller les soupçons, je déclare à tout le monde que je pars pour la France.

Au petit matin je trouve tous mes amis arabes qui m’attendent pour me souhaiter un bon voyage. Personne ne se doute, à l’exception d’Ahmed et d’Ali, de ma vraie destination. Ils sont sur la terrasse et me font des signes de la main, tandis que l’auto démarre vers le village où je vais retrouver Soleiman qui m’attend en se promenant sur la place de Palmyre, pour ne pas se faire remarquer.

Je suis un peu anxieuse à l’idée de cet enlèvement à la barbe du colonel, tout en étant ravie de lui donner ainsi une leçon pour lui apprendre à ne plus se mêler de mes affaires. Au moment où j’arrive sur la place, une voiture de police se met en travers de la route et nous oblige à nous arrêter.

Le brigadier s’avance et me demande :

— Où vas-tu ?

Je lui réponds, furieuse :

— Ça ne te regarde pas.

Malheureusement, avant que j’aie pu faire taire le chauffeur, celui-ci a déjà dit :

— Nous allons à Damas.

Le brigadier m’offre de m’escorter jusqu’à Ain Beida (premier puits sur la route de Palmyre à Damas).

— Je n’ai pas besoin de toi, j’ai toujours parcouru cette piste seule, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin d’être escortée aujourd’hui.

— Je veux te protéger, on a signalé des rezzous dans la région.

Exaspérée par cette insistance, je réponds :

— Je n’ai pas peur des rezzous.

— Mais moi j’en ai peur pour toi.

— Je suis seule juge de mes actes.

La discussion continue et, devant cette obstination, je me rends bien compte que je ne pourrai pas mener à bien mon projet dans ces conditions ; je décide donc de rentrer à la maison pour chercher un nouveau stratagème.

Je partirai, dussé-je déclarer la guerre à la garnison de Palmyre tout entière.

J’envoie Ali prévenir Soleiman, tandis que mon mari, très agacé par les procédés du colonel, prend le parti de favoriser ma fuite. Il fera mine d’aller à la chasse avec un fusil sur l’épaule, alors que son vrai but sera d’amener Soleiman au col de Palmyre, sur la piste de Damas où je dois le retrouver. Je lui ai donné une heure pour notre rendez-vous et j’attends nerveusement dans le hall de l’hôtel, entourée de mes voisins, amis et arabes.

Tout à coup, le bruit d’une voiture qui s’arrête devant la porte de l’hôtel me fait sursauter, je me précipite à la fenêtre et j’aperçois le colonel qui descend de sa huit cylindres. Je disparais en hâte dans ma chambre, en donnant l’ordre de dire que je suis sortie.

Ibrahim me rejoint au bout d’un instant pour me prévenir que le colonel veut absolument me voir avant mon départ, et qu’il a demandé que je passe chez lui dès que je serai de retour à l’hôtel.

Cet homme est vraiment naïf de penser que je vais me livrer ainsi, poings et pieds liés, alors qu’il met tout en œuvre pour m’empêcher de partir.

Dès que j’entends le bruit de son moteur qui s’éloigne, je sors de ma retraite, décidée à prendre le départ.

De la terrasse, j’aperçois deux autos mitrailleuses revenant vers Palmyre ; c’est l’escorte du colonel : on recherche évidemment l’insoumise. Je leur fais un pied de nez et, en avant sur la piste de Damas, enfin libre. J’emmène un passager arabe qui veut se rendre à Damas, ce qui rend mon départ moins louche, ma voiture étant souvent remplie d’indigènes en temps ordinaire. J’ordonne au chauffeur d’accélérer, il ne comprend rien à ma nervosité.

Un dernier coup d’œil sur le Palmyre que j’adore. Les colonnes ont encore plus de splendeur en ce matin de départ, et la palmeraie qui frissonne sous le vent quotidien semble m’adresser un dernier adieu.

Au revoir, théâtre du passé, à moi les nouveaux horizons…

L’auto suit la vallée des tombeaux, sur la route, mon mari semble se promener comme à l’ordinaire. Nous nous arrêtons pour le prendre, tandis qu’il me chuchote à l’oreille, pour ne pas donner l’éveil à l’Arabe qui est dans la voiture, que Soleiman est caché dans une tour funéraire.

À l’endroit désigné, mon mari descend et m’embrasse, tandis que Soleiman s’avance de l’air le plus naturel du monde, pour me demander si j’ai de la place pour lui dans ma voiture.

Mon mari, d’un air indifférent et se tournant vers moi, me demande de l’emmener. Je réponds :

— Mais oui, naturellement, monte vite.

Notre comédie a parfaitement réussi. Je suis aussi contente d’avoir gagné la partie que d’avoir nargué ce prototype de notre esprit colonial français qui avait disposé des mitrailleuses du Gouvernement pour empêcher l’acte de fantaisie et de sport d’une femme indépendante, pour des raisons d’ordre tout à fait personnel.

Partie ! ce mot chante en moi, mais partie vers où ? Destination d’aventures, l’inconnu mystérieux, tous les risques et l’espoir des puissantes sensations. Je ressentais surtout la joie particulière que donne à l’avance la sensibilité des périls qu’on va courir.

Soleiman, au contraire, semble inquiet de s’être mis dans une situation anormale. L’affaire a été si vite conclue qu’il a eu à peine le temps d’en peser toutes les conséquences. Les représailles de son roi ou de sa tribu, si la supercherie est découverte, deviennent pour lui un tel cauchemar, qu’il en est physiquement malade, et à un tel point que je suis obligée de faire arrêter la voiture pour lui donner un cachet de Kalmine et endormir son anxiété. Je le soigne comme je peux, j’essaye de le remonter, il est mon passeport et j’en ai absolument besoin.

Pendant tout le trajet, j’interroge en français l’autre Arabe sur Soleiman qui, heureusement, ne comprend pas cette langue. J’apprends ainsi qu’il a une réputation de paresseux, d’orgueilleux, d’ambitieux. C’est un chef de guerre. Il a le sens du Désert, il le sent : les officiers français l’utilisent pour cela.

Nous arrivons à Damas à la tombée de la nuit. Soleiman ne cache pas son admiration pour les prairies, les cascades et les vergers d’oliviers qui entourent la perle de l’Orient.

Il me dépose à l’hôtel et je lui demande de venir prendre mes ordres le lendemain matin à huit heures.

Nous commencerons immédiatement les démarches préalables à la célébration de notre mariage, car il n’y a pas un instant à perdre ; la dernière date pour accomplir ce pèlerinage de la Mecque est le 9 avril, c’est-à-dire exactement dans un mois. Cette date marque, en effet, le commencement des cérémonies d’El Arrafat, début des prières indispensables pour la validité de tout le pèlerinage. Un pèlerin qui n’assisterait pas à ces manifestations de la foi, n’a pas droit à la grâce d’Allah.

Le lendemain, Soleiman arrive avec une heure de retard au rendez-vous fixé. Il semble avoir oublié ses inquiétudes de la veille et sourit sans interruption avec une béatitude qui m’impatiente. Il se présente accompagné d’un Arabe qu’il dit être secrétaire au consulat du Nedj.

Soleiman me demande immédiatement un batchich pour ce nedjien, sous prétexte de faciliter ainsi nos revendications auprès du Consul. Je m’y refuse énergiquement, pour bien lui montrer, dès le début, que je me méfie de lui et pour qu’il se déshabitue de me considérer simplement comme une banque. Je dois réagir contre la réputation ridicule qu’on m’a faite d’être richissime.

Je désire voir le Consul lui-même et nous partons à travers la ville.

Au Consulat, l’atmosphère est déjà très différente, un menzoul consacre immédiatement l’importance de cette maison, fidèle aux traditions de l’Islam. Le menzoul et, en effet, une pièce à l’entrée de la maison, dans laquelle est servi en permanence du café à tout visiteur qui vient pour des raisons précises ou pour une simple visite d’amitié. La possession d’un menzoul est un grand luxe, vu les dépenses que nécessite son entretien, c’est-à-dire le feu de bois au milieu de la pièce, sur lequel chauffent constamment deux ou trois cafetières aux longs becs, et quelques domestiques pour le servir et offrir des cigarettes.

Cette hospitalité préalable est ouverte toute la journée. C’est une des plus belles manifestations de la courtoisie arabe, qui met à la disposition des plus pauvres une part des privilèges de la richesse.

Les menzouls classent leurs propriétaires au sommet de la hiérarchie sociale, tout au moins de celle de l’argent. Tous les représentants des fonctions officielles sont obligés d’en avoir un. Nous pourrions appeler cette hospitalité, une invitation permanente à un café particulier, mais ce n’est même pas une invitation, c’est un dû ; celui qui tient ouvert un menzoul s’oblige tacitement à y recevoir toutes ses connaissances, relations, amis de ses amis, domestiques de ses amis et même l’étranger de passage.

Marga d’Andurain.
(À suivre).