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LE SENTIMENT RELIGIEUX

Car le jeune homme est « arriviste », et pour arriver il adopte l’interprétation toute moderne que les grands faiseurs américains ont donné à la loi évangélique : — “Do others or they’ll do you.” Or, voilà justement, son excuse, ou plutôt son mobile, car il ne croit même pas avoir besoin d’excuses :

— « Tout le monde agit ainsi ! »

— « Autant duper soi-même qu’être tondu ! » D’après ce principe, les âmes simples, les natures droites qui, dans la pénible alternative d’être exploiteur ou victime, se résignent au sacrifice, ne méritent même pas l’estime des gens.

— « Il est trop honnête ! » telle est l’énormité qu’on a souvent entendu tomber des lèvres de citoyens notables pour reprocher à certains hommes d’État d’avoir su sacrifier les intérêts de leur parti à ceux du peuple. Où est la trace d’une éducation chrétienne dans tout cela ?

Notre société à nous, hommes et femmes qu’on a élevés dans la prévision d’une vie future, dans la connaissance de la loi d’abnégation, ne sait plus que sourire quand on la rappelle, au milieu de ses pirateries légales ou de sa vie inconsciente, au sentiment du devoir.

À quels sarcasmes ne s’exposerait pas l’excentrique officieux qui se lèverait dans nos cercles mondains pour crier : « Mais l’honnêteté ! Il y a une telle chose que l’honnêteté, et cette chose n’est pas faite pour être méconnue, foulée aux pieds. On ne saurait avoir là-dessus qu’une manière de voir. Croyez-vous en Dieu ? Croyez-vous à l’immortalité de votre âme ?… Suivez alors le sentier que votre foi vous trace, ou bien renoncez au titre de chrétien ! »

Notre âme ! assurément que nous y croyons ; mais nous la traitons comme Napoléon traita son auguste prisonnier le pape Pie VII. Avec tous les égards dus à sa haute dignité, nous reléguons cyniquement l’im-