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et il laissa le fleuve à sa gauche, sur la foi de guides trop peu sûrs, en donnant l’ordre fatal de mettre le feu à la flotte. Il ne réserva que douze des plus petits navires, destinés à jeter des ponts, et qu’il fit suivre sur des chariots. Il crut avoir agi pour le mieux en arrachant cette proie à l’ennemi, et en rendant ainsi disponibles vingt mille hommes environ que la manœuvre ou la remorque des vaisseaux avait occupés depuis le début de la campagne.

Éclairé plus tard par les murmures, il reconnut enfin (ce qui n’était que trop évident) que dans le cas d’un échec la retraite vers le fleuve devenait impossible à travers ces plaines arides et ces montagnes à perte de vue. Les transfuges appliqués à la torture avouèrent dans les tourments qu’ils avaient fait de faux rapports. L’ordre alors fut donné de courir au plus vite éteindre les flammes. Mais la conflagration avait été si rapide, qu’il ne restait d’intact que les douze vaisseaux, qu’on avait pour les conserver, séparés des autres. Nous nous trouvions donc très inconsidérément privés de la flotte. Mais aux yeux de Julien cet inconvénient était compensé par la faculté de concentrer l’armée, et d’opérer désormais sans division de ses forces. On avançait donc par masses compactes dans l’intérieur des terres, et partout l’on trouvait encore abondamment à subsister.

Les ennemis, pour nous ôter cette ressource et nous prendre par la famine, mirent le feu aux pâturages et aux moissons déjà mûres. Cet embrasement nous arrêta court, et, pour attendre qu’il eût cessé, nous contraignit de recourir à un campement provisoire. Cependant les Perses nous harcelaient sans cesse, tantôt sous la forme d’escarmouches, se dispersant dès qu’on leur faisait tête, et tantôt nous opposant des masses, afin de laisser croire que le roi les avait joints, et que c’était ce renfort qui leur donnait cette audace et cette vigueur inaccoutumées. Ce fut alors que chef et soldats déplorèrent la perte de la flotte, qui leur ôtait les moyens de jeter des ponts et de prévenir les mouvements de l’ennemi, dont l’approche n’était plus annoncée que par le scintillement lointain des armures. À ces inconvénients s’en joignait un autre non moins grave : on n’entendait point parler des secours promis par Arsace, ni de l’arrivée prochaine des deux corps détachés.

VIII. Pour redonner du cœur aux soldats, Julien fit paraître devant eux un certain nombre de prisonniers grêles et décharnés comme le sont presque tous les Perses ; et s’adressant aux nôtres : « Voilà pourtant, dit-il, ce que les enfants de Mars regardent comme des hommes. Espèce rabougrie et rechignée, poltrons que nous avons vus tant de fois jeter leurs armes et tourner le dos sans se battre. » Il fit ensuite retirer les prisonniers, et l’on entra en conseil. Il y eut de grands débats, pendant lesquels la soldatesque s’écriait sans ménagements qu’il fallait retourner par où l’on était venu. Le prince repoussa ce parti avec force, et nombre de voix se joignirent à la sienne pour démontrer l’impossibilité de retraverser des plaines immenses où tout était détruit moissons et fourrages, et où çà et là quelques hameaux affamés restaient seuls debout après l’incendie général. Tous les chemins d’ailleurs étaient détrempés par