Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/223

Cette page a été validée par deux contributeurs.

donner cette marque d’amour à personne, sauf une fois, et c’était peu de semaines avant sa mort qu’il attira sa sœur vers lui et l’embrassa. Le baiser qu’il me donna alors fut son dernier témoignage de reconnaissance.

Toutes les boissons qu’on lui offrait maintenant traversaient l’œsophage avec un son de râle, comme il arrive souvent chez les moribonds, et on apercevait tous les signes de la mort prochaine.

Je souhaitais rester avec lui jusqu’à la fin et, ainsi que j’avais été parmi les plus proches témoins de sa vie, être témoin aussi de sa mort, et en conséquence, je ne le quittai plus, sauf quand on m’appelait quelques minutes pour m’occuper de quelque besogne. Je passai la nuit entière à son chevet. Quoiqu’il fût demeuré tout le jour en état d’inconscience, le soir il fit des signes intelligibles pour exprimer le désir qu’on remît son lit en ordre. Nous le soulevâmes donc dans nos bras ; on arrangea à la hâte les couvertures et les oreillers et nous le replaçâmes. Il ne dormit pas et à l’ordinaire il repoussa la cuillerée de boisson qu’on lui mettait parfois aux lèvres. Mais vers une heure du matin il fit lui-même un mouvement vers la cuillère, d’où je compris qu’il avait soif, et je lui donnai très peu de vin et d’eau sucrée. Les muscles de sa bouche n’eurent pas la force de le retenir, de sorte que, pour l’empêcher de s’échapper, il leva sa main à ses lèvres, jusqu’à ce que la gorgée fût avalée avec un bruit de râle. Il sembla en désirer encore et je continuai à lui en donner jusqu’à ce qu’il dît de façon que je fus juste capable de comprendre : “C’est assez.” Et ce furent ses dernières paroles. “C’est assez.” Sufficit ! Puissantes et symboliques paroles ! Par intervalles