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blement dans le sommeil final, et je craignais bien de le voir maintenant lui-même dans cet état.

Le samedi 4 février, j’entendis ses invités exprimer à haute voix la crainte de ne plus le revoir et je ne pus que partager ces craintes. Pourtant le

Dimanche 5, je dînai à sa table avec son ami intime M. R.-R.-V. Kant était encore là, mais si faible que sa tête était affaissée sur ses genoux et qu’il était tombé contre le bras droit de son fauteuil. J’allai arranger ses oreillers de manière à soulever et supporter sa tête, puis je lui dis : “Maintenant, mon cher Monsieur, vous êtes remis en ordre.” Grand fut notre étonnement quand il répondit d’une voix claire et nette par la phrase militaire romaine : “Oui, testudine et facie” et il ajouta immédiatement : “Prêt pour l’ennemi et en ordre de bataille.” Ses facultés se réduisaient en cendres, mais de temps à autre quelque langue de flamme ou grande émanation de lumière s’élançait pour nous montrer que l’ancien feu dormait au-dessous.

Le lundi 6, il fut beaucoup plus faible et plus plongé dans sa torpeur, il ne prononça pas une parole, sauf lorsque je lui adressai ma question sur les Barbaresques, ainsi que je l’ai dit, et demeura assis, les yeux ouverts sans voir, perdu en lui-même, ne manifestant aucun sens de notre présence, de sorte que nous avions la sensation de quelque gigantesque fantôme, d’un siècle oublié, qui serait venu s’asseoir parmi nous.

À ce moment Kant était devenu beaucoup plus calme et composé. Dans la première période de sa maladie, quand sa force n’avait point encore été brisée, et qu’elle se trouvait en conflit actif avec les premières attaques de la décrépitude, il avait montré