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y célébrerait. “Tous vos vieux amis, lui dis-je, se réuniront et boiront à votre santé une coupe de champagne.” — “Oui, dit-il, mais il faut le faire sur-le-champ.” Et il ne fut satisfait que lorsqu’on eut réuni la compagnie. Il but un verre de vin avec ses invités, et avec une grande élévation d’esprit, célébra par anticipation ce jour de naissance qu’il ne devait jamais voir.

Cependant dans les dernières semaines de sa vie, un grand changement se fit dans son humeur. À sa table, où jadis régnait un serein esprit de gaieté, il n’y avait plus qu’un mélancolique silence. Il était troublé de voir deux convives causer l’un avec l’autre, tandis que lui-même restait en scène comme un figurant qui n’a pas de rôle. Et pourtant, l’engager dans la conversation aurait été encore plus désolant, car il n’entendait plus que très mal. L’effort qu’il faisait pour s’écouter lui était pénible et ses expressions, même quand ses pensées étaient suffisamment précises, étaient devenues presque inintelligibles. Il est remarquable toutefois que dans les plus profondes dépressions, devenu parfaitement incapable de s’entretenir raisonnablement des affaires ordinaires de la vie, il pouvait encore répondre avec une correction et une distinction véritablement extraordinaires à toute question de philosophie ou de sciences, particulièrement de géographie physique, de chimie ou d’histoire naturelle. Il parla fort bien, dans sa pire condition, des lois des gaz et cita fort exactement différentes propositions de Kepler, notamment la loi des mouvements planétaires. Et je me souviens précisément que le dernier lundi de sa vie, où l’extrémité de sa faiblesse faisait fondre en larmes ses amis qui l’assistaient, il était assis parmi nous,