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sous des circonstances accidentelles de nuages passagers, d’éclairage, ce petit paysage pastoral éveilla soudain le vivace souvenir depuis longtemps assoupi d’une divine matinée d’été de sa jeunesse qu’il avait passée dans un bosquet, sur les berges d’un ruisselet qui traversait le parc d’un de ses anciens et chers amis, le général Von Lossow. La force de cette impression fut telle qu’il revivait cette matinée, qu’il pensait comme il avait pensé alors et qu’il causait avec des amis bien-aimés qui n’étaient plus.

Sa dernière excursion fut au mois d’août de cette année 1803, non dans mon cottage, mais dans le jardin d’un ami. Ce jour-là il manifesta une grande impatience. Il avait été convenu qu’il rencontrerait un vieil ami dans ce jardin, et que moi, avec deux autres messieurs, je l’accompagnerais. Il se trouva que notre troupe arriva la première et il nous fallut attendre, mais seulement quelques minutes. Telle était toutefois la faiblesse de Kant et son total manque de capacité à estimer la durée du temps, qu’après avoir attendu quelques moments, il s’imagina que plusieurs heures avaient dû s’écouler, si bien qu’il ne fallait plus compter sur son ami. Plein de cette conviction il voulut s’en aller, fort troublé dans son esprit. Et ainsi se terminèrent les voyages de Kant en ce monde.

Au commencement de l’automne la vision de son œil droit commença à s’affaiblir. Il avait depuis longtemps perdu l’usage du gauche. Il est à noter que c’est grâce à un pur hasard qu’il avait découvert cette première et ancienne infirmité. S’étant assis un jour pour se reposer au cours d’une promenade, il eut l’idée d’essayer la force relative de ses yeux. Mais en tirant un journal qu’il avait dans sa poche,