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nière de ses amis. Il avait longtemps attendu cette fête et s’était plu à s’enquérir des progrès qu’on faisait dans les préparatifs. Mais quand le jour vint, la trop grande excitation et la tension de l’attente sembla s’être outrepassée. Il essaya d’avoir l’air joyeux : le tumulte d’une société nombreuse le troubla, l’inquiéta et sa gaieté était manifestement forcée.

Le premier sens de plaisir réel qu’il en éprouva parut lui venir le soir après que les invités furent partis, au moment où il se déshabillait dans son cabinet de travail. Il parla alors avec beaucoup de plaisir des cadeaux qu’on ferait en cette occasion, ainsi que c’est l’habitude, à ses serviteurs, car Kant n’était jamais joyeux s’il ne voyait autour de lui les autres joyeux. Il était grand donneur de cadeaux, mais en même temps ne supportait point l’effet théâtral préparé, les formalités de congratulation, le pathos sentimental avec lesquels on fait en Allemagne les cadeaux de jour de naissance. En tout cela, son goût masculin découvrait quelque chose de fade et de ridicule.

L’été de 1803 était arrivé et, rendant visite à Kant un jour, je fus atterré quand il me pria du ton le plus sérieux de rassembler les fonds nécessaires pour un long voyage à l’étranger. Je ne fis point d’opposition, mais lui demandai les raisons d’un tel projet. Il m’allégua les horribles souffrances qu’il éprouvait à l’estomac et qui n’étaient plus supportables. Sachant le pouvoir qu’avait toujours eu sur Kant une citation de poëte latin, je répliquai simplement : “Post equitem sedet altra cura”, et sur l’instant il ne dit rien de plus. Mais la sincérité touchante et pathétique avec laquelle il ne cessait d’implorer l’arrivée des beaux jours fit que je me