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changement de cette nature et trouvait que sa pensée en était fort troublée. Je fis comme il me priait. Le valet se retira dans l’antichambre, où il attendit à portée de la voix : et Kant retrouva son calme habituel. La même scène se reproduisit exactement quand je me présentai à la même heure par un beau matin d’été, quelques mois plus tard. À partir de ce moment, tout se passa régulièrement. Et si par hasard il y avait une petite erreur, Kant montrait beaucoup de condescendance et d’indulgence, faisant observer spontanément qu’on ne saurait demander à un nouveau valet de chambre de connaître toutes ses habitudes et tous ses caprices. Il y eut toutefois un point sur lequel ce nouveau domestique s’adapta au goût d’érudition de Kant en une façon dont Lampe s’était montré incapable. Kant était un délicat en matière de prononciation, et Kauffmann avait une grande facilité à saisir le son des mots latins, les titres des livres, et les noms et les professions des amis de Kant : chose à laquelle Lampe, le plus insupportable des imbéciles, n’avait jamais pu parvenir. En particulier les vieux amis de Kant m’ont raconté que pendant l’espace des trente-huit ans durant lesquels Kant avait l’habitude de lire la gazette publiée par Hartung, Lampe la lui apportait à son jour de publication en proférant la même et identique sottise : “Monsieur le Professeur, voilà le journal de Hartmann”, sur quoi Kant répondait : “Hein ? quoi ? qu’est-ce que vous dites ? Journal de Hartmann ; je vous dis que ce n’est pas Hartmann, mais Hartung ; allons, répétez après moi : pas Hartmann, mais Hartung.” Alors, Lampe, morose, se redressait, prenait l’air raide d’une sentinelle en faction et, du ton monotone dont il avait