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où nous étions tous en défaut, puisque c’était la partie qu’aucun œil mortel n’avait jamais contemplée, sauf l’œil de Lampe. C’était le déjeuner. Toutefois, afin de faire tout ce qui était en notre pouvoir, j’arrivai moi-même à quatre heures du matin. Ce fut, autant que je m’en souviens, le ier février 1802. À cinq heures précises, Kant apparut et rien ne saurait égaler son étonnement lorsqu’il me trouva dans la chambre. À peine sorti de la confusion des rêves, également abasourdi par la vue de son nouveau valet, par l’absence de Lampe et par ma présence, ce ne fut qu’avec difficulté que je pus lui faire comprendre le but de ma visite. C’est dans le besoin qu’on reconnaît un ami ; et à cette heure nous aurions donné beaucoup d’argent au savant thébain qui aurait pu nous révéler l’arrangement nécessaire du service de la table : c’était là un mystère qui n’avait point été révélé à un autre qu’à Lampe. À la fin Kant disposa tout lui-même et apparemment tout était maintenant établi à sa satisfaction. Cependant, je remarquai en lui un certain embarras et de la gêne. Là-dessus, je lui dis qu’avec sa permission, je prendrais une tasse de thé et qu’ensuite je fumerais une pipe avec lui. Il accepta ma proposition avec sa courtoisie usuelle et parut incapable de se familiariser avec la nouveauté de cette situation. À ce moment j’étais assis droit en face de lui et à la fin il me dit franchement, mais avec l’air le plus tendre et le plus implorant, qu’il se voyait réellement forcé de me prier de m’asseoir à un endroit où ne tomberaient pas ses yeux. Ayant pris l’habitude d’être assis seul à son déjeuner pendant beaucoup plus d’un demi siècle, il ne pouvait point abruptement adapter son esprit à un