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ment” “Oui, répondait-il, et l’heure prochaine aussi ; et d’ailleurs ce sera à peu près le temps que je l’aurai attendu.” Puis il se redressait d’un air stoïque et disait : “Enfin, on peut mourir après tout : ce n’est que mourir, et dans l’autre monde, Dieu merci, on ne boira pas de café, par conséquent on ne l’attendra pas.” Quelquefois il se levait, ouvrait la porte, et criait d’une voix faible et plaintive comme s’il en appelait aux derniers vestiges d’humanité de ses semblables : “Du café, du café !” Et quand enfin il entendait les pas du domestique sur l’escalier, il se retournait vers nous et, joyeux comme une vigie au grand mât, il clamait : “Terre ! terre ! mes chers amis, je vois terre !”

Ce déclin général des facultés de Kant, actives et passives, amena peu à peu une révolution de ses habitudes. Jusque-là, ainsi que je l’ai déjà dit, il se mettait au lit à dix heures et se levait un peu avant cinq. Il conserva cette dernière coutume, mais point longtemps. En 1802, il se retirait dès neuf heures, ensuite encore plus tôt. Il se trouva si réconforté par ce repos additionnel, que d’abord il fut prêt à crier : “Eurêka”, comme s’il eût fait une grande découverte dans l’art de guérir l’épuisement chez l’homme. Mais plus tard, ayant poussé l’expérience plus loin, il ne trouva pas que le succès répondît à son attente. Ses promenades se bornaient maintenant à quelque tour dans le parc royal qui était peu éloigné de sa maison. Afin de marcher avec plus de fermeté, il avait adopté une méthode particulière de pas : il portait le pied à terre non point en avant et obliquement, mais perpendiculairement et en frappant de manière à s’assurer une base de soutien plus large en posant la plante entière d’un coup.