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À cinq heures moins cinq précises, hiver comme été, Lampe, valet de chambre de Kant, qui avait jadis servi dans l’armée, s’avançait dans la chambre de son maître du pas d’une sentinelle en faction et criait à haute voix, sur un ton militaire : “Monsieur le Professeur, voici l’heure.” À cet ordre, Kant obéissait invariablement sans un moment de retard, comme un soldat au commandement, ne se donnant jamais de répit en une circonstance quelconque, même point aux rares cas où il aurait passé une nuit d’insomnie. À cinq heures sonnantes, Kant était assis à sa table servie où il prenait ce qu’il appelait une tasse de thé, et sans doute il le croyait ; mais en réalité, par distraction de rêverie, pour renouveler aussi la chaleur du thé, il remplissait sa tasse si souvent, qu’en général on suppose qu’il en buvait deux, trois, quelque nombre inconnu. Immédiatement après il fumait une pipe de tabac, la seule qu’il se permît de la journée entière, mais si rapidement que toute une partie de la pipe bourrée, partiellement enflammée, demeurait sans se consumer. Durant cette opération, il réfléchissait à l’arrangement de sa journée, ainsi qu’il avait fait le soir d’avant au crépuscule. Vers sept heures, il se rendait d’ordinaire à l’amphithéâtre faire sa leçon et de là il retournait à sa table de travail. À midi trois quarts précis, il se levait de sa chaise et criait à haute voix à la cuisinière : “Midi trois quarts ont sonné.” Le sens de cet ordre était le suivant : “À dîner.” Immédiatement après le potage, il avait l’habitude constante d’avaler ce qu’il appelait un tonique et qui se composait soit de vin de Hongrie ou du Rhin, soit d’un cordial, ou à leur défaut, de la mixture anglaise du nom de bishop. La cuisinière montant