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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

La princesse ne s’assied plus. Elle va de l’un à l’autre, accueillant les nouveaux arrivés, se mêlant à chaque groupe, ayant pour chacun le mot particulier, personnel, qui tout à l’heure, quand il sera rentré chez lui, lui fera croire qu’il était le centre de la soirée.

Quand on pense que ce salon (nous prenons ici le mot de « salon » dans son sens abstrait, car matériellement le salon de la princesse était rue de Courcelles avant d’être rue de Berri) a été un des foyers littéraires de la seconde moitié du xixe siècle ; que Mérimée, Flaubert, Goncourt, Sainte-Beuve sont venus là chaque jour dans une intimité vraie, une familiarité si entière que la princesse arrivait à l’improviste, leur demander à déjeuner ; qu’eux n’avaient pas de secrets littéraires pour elle et elle pas de réserve princière avec eux, qu’elle leur a rendu service jusqu’à la fin — non seulement les petits services de chaque jour (Sainte-Beuve disait : « Sa maison est une sorte de ministère des grâces »), mais les grands et éclatants services qui arrêtent certaines persécutions, dissipent certaines préventions, facilitent le travail, secondent le succès, adoucissent la vie, changent une destinée — on ne peut s’empêcher de croire que certains pouvoirs mondains peuvent avoir, malgré tout, sur l’histoire littéraire une influence féconde et que de tels pouvoirs peu de femmes firent un aussi noble usage que la princesse.

— La princesse a le goût classique, disait Sainte-Beuve. Tous les princes l’ont.

On peut se demander si Sainte-Beuve ne se trompait pas et si c’était le fait d’une classique d’élire Flaubert, de distinguer Goncourt au moment où elle le fit