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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

en venant du dehors, mais au fond de la pièce. En venant du grand hall, ce fauteuil serait au contraire à gauche, et fait face à la porte de la petite pièce, où, tout à l’heure, seront servis les rafraîchissements.

En ce moment, les invités du soir ne sont pas encore arrivés. Seules, les personnes qui ont dîné sont là. À côté de la princesse, une ou deux des habituées de ses dîners de la rue de Berri : la comtesse Benedetti, si spirituellement jolie et si joliment spirituelle ; Mlle Rasponi ; Mme Espinasse, dame d’honneur de la princesse ; Mme Ganderax, femme universellement aimée et appréciée de l’éminent directeur de la Revue de Paris.

Est-ce la Revue de Paris que feuillette en ce moment même M. Ganderax, à la table placée à la gauche de la princesse ? Un binocle sévère voile la fine expression de ses bons yeux, et sa longue barbe noire est fort majestueuse.

Est-ce sa Revue à lui, la Revue britannique, que vient d’ouvrir M. Pichot, dont le monocle a pris une position inébranlable qui témoigne chez celui qui le porte, de la ferme volonté de prendre connaissance d’un article avant que commence la soirée.

À cette même table, on vit souvent, à l’heure de détente qui suit le dîner et précède la réception, un petit vieillard très vieux qui avait l’air très jeune, avec ses joues d’une fraîcheur enfantine, ses courts cheveux d’argent, sa mise excessivement soignée, la courtoisie alerte de son accueil attentif. C’était le comte Benedetti, père du comte actuel et ancien ambassadeur de France à Berlin (celui-là même qui y était en 1870). C’était un homme d’une véritable intelligence, d’une parfaite bonne grâce, et dont la