Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
16
CHRONIQUES

à une dame du faubourg Saint-Germain, mais sans elle, je vendrais des oranges dans les rues d’Ajaccio !

Cette fière humilité et la franchise, la verdeur presque populaire par laquelle elle se traduit, donnent aux propos de la princesse une saveur originale et un peu crue qui est délicieuse. Je n’oublierai jamais de quel ton spirituel et brutal elle répondit à une femme qui lui posait la question suivante :

— Que Votre Altesse daigne me dire si les princesses ont les mêmes sensations que nous autres, simples bourgeoises ?

— Je ne sais pas, madame, répondit la princesse, ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela. Je ne suis pas de droit divin, moi !

Cette rudesse un peu mâle se tempère d’ailleurs chez la princesse d’une extrême douceur qui tombe de ses yeux, de son sourire, de tout son accueil. Mais pourquoi analyser le charme de cet accueil ? J’aime mieux essayer de vous le faire sentir en vous montrant la princesse en train de recevoir.

Suivez-moi rue de Berri, et ne nous attardons pas trop, car la soirée n’y commence pas tard.

On a dîné de bonne heure. Pas aussi tôt peut-être qu’à l’époque où Alfred de Musset vint, pour la seule fois de sa vie, dîner chez la princesse. On l’attendit une heure. Quand il arriva, on était à la moitié du dîner. Il était ivre-mort. Il ne desserra pas les dents et partit en sortant de la table. C’est le seul souvenir que la princesse ait gardé de lui. Mais aujourd’hui encore c’est une des seules maisons de Paris où l’on soit invité à venir dîner à sept heures et demie.

Après le dîner, la princesse vint s’asseoir au petit salon, dans un grand fauteuil qu’on aperçoit à droite