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CHRONIQUES

pointe de notre clocher qui dépassait seule, mais si mince, si rose, qu’il semblait rayé sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque d’art, cette unique indication humaine.

Quand on se rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui subsistait à côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et sombre des pierres ; et, par un matin brumeux d’automne, on aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.

De là elle n’était encore qu’une église isolée, résumant la ville, parlant d’elle et pour elle aux lointains, puis, quand on était plus près, dominant de sa haute mante sombre, en pleins champs, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos gris et laineux des maisons rassemblées.

Comme je la voyais bien, notre église ! Familière ; mitoyenne, dans la rue où était son porche principal, de la maison où habitait le pharmacien et de l’épicerie ; simple citoyenne de notre petite ville et qui, semblait-il, aurait pu avoir son numéro dans la rue, si les rues de ce simple chef-lieu de canton avaient eu des numéros, où le facteur aurait pu entrer quand il faisait sa distribution, après avoir quitté l’épicier et avant d’entrer chez le pharmacien, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle une démarcation que mon esprit ne pouvait pas arriver à franchir. Le voisin avait beau avoir des fuchsias qui avaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir partout tête baissée et dont les fleurs n’avaient rien de plus pressé quand elles étaient assez grandes,