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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

sorte. Mais le nom nous laisse croire que la ville qu’il désigne est une personne, qu’entre elle et toute autre il y a un abîme.

L’image qu’il nous donne d’elle est forcément simplifiée. Un nom n’est pas très vaste ; nous n’y pourrions faire entrer beaucoup d’espace et de durée ; un seul monument, et toujours vu à la même heure ; tout au plus, mon image de Florence était-elle divisée en deux compartiments, comme ces tableaux de Ghirlandajo qui représentent le même personnage à deux moments de l’action ; dans l’un, sous un dais architectural, je regardais à travers un rideau de soleil oblique, progressif et superposé, les peintures de Sainte-Marie-des-Fleurs ; dans l’autre je traversais, pour rentrer déjeuner, le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones.

Mais surtout cette image que les noms donnent des villes, c’est d’eux-mêmes qu’ils la tirent, de leur propre sonorité éclatante ou sombre ; et ils l’en baignent tout entière ; comme en ces affiches d’une seule couleur, bleues ou rouges, où les barques, l’église, les passants, la route sont également bleues ou rouges, les moindres maisons de Vitré nous semblent noircies par l’ombre de son accent aigu ; toutes celles de Florence me semblaient devoir être parfumées comme des corolles, peut-être à cause de Sainte-Marie-des-Fleurs. Si j’avais été plus attentif à ma propre pensée, je me serais rendu compte que chaque fois que je me disais, « aller à Florence », « être à Florence », ce que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de tout ce que je connaissais que pourrait être, pour une humanité, dont la vie tout entière se serait écoulée dans des fins