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CHRONIQUES

légèrement l’air matinal, comme une « Ouverture pour un jour de fête ». Et au premier rayon de soleil qui nous touche, comme la statue de Memnon, nous nous mettons à chanter. Il n’y a même pas besoin de ces changements de temps pour amener brusquement dans notre sensibilité, dans notre musicalité intérieure, un changement de ton. Les noms, les noms de pays, les noms de villes, pareils à ces appareils scientifiques qui nous permettent de produire à volonté des phénomènes dont l’apparition dans la nature est rare et irrégulière — nous apportent de la brume, du soleil, des embruns.

Souvent toute une série de jours qui vus du dehors ressemblent aux autres s’en distinguent aussi nettement qu’un motif mélodique d’un tout différent. Raconter les événements, c’est faire connaître l’opéra par le livret seulement ; mais si j’écrivais un roman, je tâcherais de différencier les musiques successives des jours.

Je me souviens que, quand j’étais enfant, mon père décida une année que nous passerions les vacances de Pâques à Florence. C’est une grande chose qu’un nom, bien différente d’un mot. Peu à peu au cours de la vie, les noms se changent en mots : nous découvrons qu’entre une ville qui s’appelle Quimperlé et une ville qui s’appelle Vannes, entre un monsieur qui s’appelle Joinville et un monsieur qui s’appelle Vallombreuse, il n’y a peut-être pas autant de différences qu’entre leurs noms. Mais longtemps d’abord les noms nous induisent en erreur ; les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle, comme celles qu’on suspend aux murs des écoles, pour nous donner l’exemple de ce qu’est un établi, un mouton, un chapeau, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même