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CHRONIQUES

la sienne, et qu’elle la séparait de moi. Quand je savais qu’elle ne viendrait pas, j’entraînais mon institutrice en pèlerinage jusque devant la maison où ma petite amie habitait avec ses parents. Et j’étais si amoureux d’elle, que si je voyais sortir leur vieux maître d’hôtel promenant un chien, je pâlissais, j’essayais en vain de comprimer les battements de mon cœur. Ses parents produisaient sur moi une impression plus grande encore. Leur existence mettait du surnaturel dans le monde et quand j’appris qu’il y avait une rue de Paris où on pouvait parfois voir passer le père de mon amie, se rendant chez le dentiste, cette rue me parut aussi merveilleuse qu’à un paysan un chemin qu’on lui a dit être visité par les fées, et j’allai m’y poster pendant de longues heures.

À la maison, mon seul plaisir était d’arriver, à l’aide de subterfuges, à faire prononcer son prénom ou son nom, ou au moins celui de la rue qu’elle habitait ; certes je me les répétais mentalement sans cesse, mais j’avais aussi besoin d’entendre leur sonorité délicieuse et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas ; mais comme mes parents n’avaient point ce sens supplémentaire et momentané que donne l’amour et qui me permettait de percevoir dans tout ce qui environnait cette petite fille du mystère et de la volupté, ils trouvaient ma conversation inexplicablement monotone. Ils craignaient que plus tard je ne fusse bête et — comme j’essayais de me voûter les épaules pour ressembler au père de mon amie, — bossu, ce qui semblait encore pire.

Parfois l’heure de son arrivée habituelle aux Champs-Élysées était passée sans qu’elle fût encore là. Je me