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repus continuait à s’étaler ; leurs doigts trempaient dans les sauces ; leur propre graisse s’épanouissait, comme celle qui jutait au milieu de la table entre les parties dodues de la dinde. Ils cuisaient dans cette chaleur, et leur peau prenait quelque chose de l’odeur des viandes, leurs joues blafardes se doraient.

En cet instant, un des intimes, qui avait emmené Barras, revint prendre sa place à table.

— Il dort, annonça-t-il avec onction en s’adressant à Mme Abel.

D’un commun accord on baissa la voix ; le grand homme se fatiguait vraiment trop ; il fallait l’engager à s’imposer un peu de repos.

— C’est impossible, impossible, répétait Mme Abel il ne saurait s’absenter seulement une heure.

Alors les conviés prirent des airs de servilité, introduisant dans la conversation des « si j’osais », des « sans doute », des « il est possible que » et autres palliatifs. Le ronflement de Barras s’entendait vaguement, et l’on était soulagé de son repos, comme si on avait eu le sentiment qu’on venait de lui faire savourer un grand plaisir : celui de se mettre à l’aise, culotte bas. Et ces parvenus obscurs, tirés des limbes par la fantaisie du maître, s’installaient comme chez eux dans cette bonne odeur de débauche ; et chaque dos fléchissait d’avance, comme la courbe des platitudes qu’il devait revêtir en face du Manitou ; mais, malgré eux, on les voyait lâcher des éclairs de fièvre sourde dans les regards qu’ils se jetaient,