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Seul et pensif dans sa chambre, M. Jojo achevait de dîner sommairement. Devant lui, sur la table que souillaient d’anciennes taches d’encre et de bougie, un morceau de pain traînait à côté de papiers maculés de graisse où avaient été enveloppés des frites et du pâté de foie. Un peu de vin colorait le fond d’un litre. Beau-Môme le versa dans son verre et le but… Sur la cheminée, la lampe presque vide de pétrole répandait une rougeâtre et fumeuse lueur… D’un geste machinal M. Jojo chercha des cigarettes dans la poche de son veston, mais il se souvint aussitôt qu’il n’en avait plus. Sombre, il se souvint aussi qu’il avait sa chambre à payer et que son porte-monnaie contenait exactement cinq francs et treize sous.

— Pas un rotin d’ plus, songea-t-il, quelle purée, j’ n’ai jamais été fauché à c’ point-là… Y a pas, i’ s’agit de s’ débrouiller et tout d’ suite, ou demain, je couche sous les ponts et je bouffe avec les cheyaux d’bois, p’us moyen de r’culer…

Il chercha sa casquette, prit un foulard, tâta des clés dans la poche de son pantalon.

— J’ suis paré, murmura-t-il, y a qu’à y aller carrément ; au fond, c’est pas si mariole que ça…

Cependant il éprouvait un certain malaise et son amour-propre en souffait. Il haussa les épaules avec colère.

— J’aurais la trouille des fois, les colombins, sans blague… Qu’est-c’ que j’ risque ?… jamais qu’ la taule… Quelques mois de villégiature, une vie régulière, du bon air, la croûte assurée, c’est pas déjà si moche…

Il s’efforçait de ricaner, de s’exciter soi-même et crânait inconsciemment, par habitude. Il ouvrit la porte de sa chambre, jeta un coup d’œil dans l’escalier, prêta l’oreille un instant et descendit sans bruit. Il gagna la rue de Bagnolet, s’achemina vers le boulevard de Charonne. C’était, dans les rues, l’animation joyeuse des samedis de paie. Un nombreux peuple encombrait les trottoirs, emplissait les boutiques de l’épicier, du boucher, de la crémière, celle du marchand de vin où se débitent à la portion le bifteck aux pommes et le veau Marengo, les bars pleins de discussions et de fumée où cliquettent les billes dans les appareils à sous où de derrière un comptoir imposant et vaste comme un autel, le demi-dieu Bistrot dispense à ses adorateurs les poisons délectables.