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La jeune fille referma la porte du cabinet en se félicitant d’échapper pour un jour à la tutelle de Mme Rognon, mère de Madame, vieille personne obèse, asthmatique et malveillante. Elle ceignit un tablier propre, s’en fut, le panier au bras, suivie de Rip, un jeune fox turbulent. Elle s’arrêta d’abord rue Fabre-d’Églantine, à la porte de la mercière, bonne femme bavarde chez qui de nombreuses filles de cuisine se réunissaient pour médire. On déchirait en ce club ancillaire toutes les réputations du quartier…

Le chien Rip provoqua le chat de la boutique, mais ce chat âgé, grognon, inaccessible à la crainte se dressa, hérissé, énorme, les yeux étincelants. Par prudence on sépara ces belliqueuses bêtes… Après un moment de causerie, Lucette reprit son chemin vers le marché du cours de Vincennes. C’était une fille de dix-sept ans, forte, assez jolie, d’esprit simple et de conduite sage, non qu’il y eût en elle l’austère vertu d’une carmélite, mais parce que le hasard ne lui avait point encore offert l’occasion de pécher. Arrivée depuis peu de son Morvan natal, elle acceptait, passive, pour cent cinquante francs par mois les exigences et rebuffades du ménage Cormelier, couple aigri, le mari par de pénibles digestions et des déceptions conjugales, la femme par l’approche inéluctable de l’âge impliquant la renonciation prochaine aux joies illicites de l’adultère… Sa vie s’écoulait, laborieuse, quiète, sans ambition…

Elle traversait la place de la Nation. Ayant porté les yeux dans la direction du faubourg Antoine, elle se prit à songer qu’un jeune homme inconnu, la veille, l’avait suivie jusqu’à sa porte ; naïve, elle se plut à le parer de toutes les séductions.

Le fox Rip trottinant autour de ses jupes, elle parvint au marché, s’y engagea dans un grouillement de cohue… Les boutiques en plein vent, assiégées de ménagères, exposaient des monceaux de denrées. Sur les planches humides du vendeur de marée, la dorade écarlate à l’œil rond gisait entre la plate limande, la raie, le maquereau au dos bleu. Autre part, voisinaient des pyramides d’œufs et des monticules de beurre. La tête livide et mélancolique du veau regardait d’un œil mort les pieds de moutons empilés, les terrines fumantes de tripes. Sur l’étal de la fruitière, les tons éclatants de la tomate, du concombre, le noir violet de l’aubergine rehaussaient les pâleurs tendres de la laitue, de l’endive… Lucette choisissait des fruits, marchandait une botte de salsifis destinée à l’accommodement d’une volaille. Tournant la tête par hasard, elle ressentit un battement de cœur de reconnaître à quelques pas d’elle son inconnu de la veille. Il