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la rochefoucauld et la comtesse diane

pour lui ; il le tuerait plutôt que de le voir heureux par un autre. Quelle place reste-t-il pour l’amour·­ propre dans un sentiment aussi passionné ? La Rochefoucauld dit dans une autre maxime : « Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour, et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos de ce qu’on aime qu’à perdre le sien » (262). Cette fois c’est bien l’amour, l’égoïsme suprême, l’égoïsme d’autant plus implacable qu’il est inconscient, et que les expressions même dont il se sert, amour, aimer, concourent à le tromper. L’objet aimé n’est que l’instrument de notre propre bonheur ; l’amant sacrifierait sans hésiter tout l’univers aussi bien que sa propre vie à l’idole en qui pour quelques instants se résume tout son être ; mais il immolerait sans plus d’hésitation cette idole elle-même, aussitôt qu’il apercevrait en elle une volonté et des désirs se séparant des siens. Cette passion est égoïste sans doute, mais elle est profonde, et ce n’est point dans l’amour-propre qu’elle a ses racines.

Si la pensée de La Rochefoucauld est douteuse quand il parle de la jalousie, elle ne l’est plus quand il parle de la fidélité, et là sa méprise est caractéristique : « La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité » (381). Est-ce que, quand on aime, on se fait violence pour être fidèle ? Est-ce qu’on pourrait