Page:Marbeau Le charme de l histoire 1902.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
dufort de cheverny

à toute société une base, une croyance, une foi, sans laquelle elle tombe en dissolution. Une foi, c’est l’instinct de l’idéal, et par l’idéal seul peut naître dans le cœur des hommes le sentiment qui les arrache à eux-mêmes et les oblige à avoir un autre but que leur intérêt immédiat, une autre préoccupation que leurs jouissances égoïstes.

Dufort n’a pour guides et pour appuis dans la vie qu’un sens droit et des instincts honnêtes. Cette force lui suffit pendant les jours faciles où il n’a qu’à se laisser vivre. Mais aussitôt que la tourmente révolutionnaire bouleverse l’ancien ordre de choses, pose des problèmes jusqu’alors inconnus et impose aux hommes de nouveaux devoirs, il se trouve au-dessous des circonstances. Il ne songe pas à lutter ; il ne vise qu’à se faire oublier. Il est de ceux dont le but est de pouvoir dire après la crise : « J’ai vécu ! » Toutefois, rendons-lui cette justice, même pendant ces années cruelles, il ne fuit pas et il ne s’abaisse jamais. Nous ne le voyons pas non plus céder à la tentation amère de maudire la société pour la punir des égarements des hommes. Il conserve, sans se décourager, la généreuse préoccupation du bien public ; il ne se dérobe pas quand il s’agit de guider, de relever en les défendant contre l’ignorance, les paysans qui l’entourent. Aussi l’impression générale que laissent ses Mémoires est-elle plutôt sympathique à celui qui les a écrits.