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ÉLOGE DE MONTESQUIEU

des sauvages de la Louisianne qui coupent l’arbre au pied pour en cueillir le fruit.

Que de traits paroissoient nécessaires simplement pour ébaucher ce tableau ! Et il sut l’achever en un seul.

La sensibilité de Montesquieu étoit très vive. Voyés son Temple de Gnide, la naïveté du sentiment y est rendue avec tout le charme de la nature ; et dans ses Lettres Persanes, l’amour, la jalousie, la fureur, le désespoir sont peints en traits de feu.

Si sa sensibilité avoit beaucoup d’énergie, elle n’étoit pas pourtant extrême ; comme son imagination, jamais elle ne l’entraîna dans le moindre écart.

Montesquieu possédoit singulièrement le talent de dire les choses les moins reçuës avec une délicatesse extrême. Les expressions les plus heureuses semblent s’offrir d’elles-mêmes à sa plume, mais toujours choisies, toujours placées par le goût le plus exquis ; elles prennent une tournure pittoresque qui, unissant la simplicité de la nature au piquant de la fiction, cause un plaisir enchanteur. En voicy quelque traits :

Il s’agissoit de rendre raison de la clôture des femmes que nécessite la polygamie, et il dit : « L’ordre domestique le demande ainsi ; un débiteur insolvable cherche à se mettre à l’abri des poursuites de ses créanciers[1].

Quelquefois, c’est en cachant sous un style figuré la chose la plus commune qu’il enchante : « Ô ciel ! s’écrie Zaché (écrivant du sérail à Usbec)[2], un barbare m’a outragée jusques dans la manière de me punir ! il m’a infligé ce châtiment qui commence par alarmer la pudeur ; ce châtiment qui met dans une humiliation extrême ; ce châtiment qui ramène pour ainsi dire à l’enfance. »

  1. Esprit des Loix, liv. 16, chap. VIII.
  2. Lettre 157.