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— Oui.

Un couple furtif descend l’escalier : la femme détourne la tête au passage. Il faut que je voie tout, que j’emmagasine ces impressions avec un plaisir âcre et pervers. Je regarde Paul glisser de l’or à l’une des bonnes ; je remarque que cette fille a du rouge aux lèvres et les joues poudrées. Elle dit à sa compagne :

— Donne le 21 à monsieur.

J’ai envie de me tordre en constatant la figure navrée que Paul se croit obligé de faire. Moi, je m’enfonce âprement dans ma déchéance, que je veux complète. Arrivé au premier, Paul renvoie la bonne, qui ouvre la porte d’une chambre, allume l’électricité.

— Bon, bon, ça va bien. Maintenant, fichez-nous la paix !

Ô le regard vicieux de cette fille, en s’en allant ! Elle a l’air de penser : « Compris : il est pressé. »

Paul s’approche de moi, balbutie de vagues excuses :

— Il ne faut pas faire attention… Nous sommes enfin seuls…

Je réplique d’une voix mordante :

— Enfin seuls !… Le titre d’une gravure de nuit de noces : l’allusion est pleine de tact.

Nerveuse, je fais l’inventaire de la pièce : un grand lit, d’une largeur imposante ; des tentures rouges ; la Vénus de Milo sur la cheminée ; les meubles ne sont point laids : c’est banalement cossu — pas plus inconvenant que dans un « vrai hôtel » d’ailleurs. Seule, une petite chose d’usage intime, avec ses contours de boîte à violon, dépare l’aspect correct de la chambre…

Paul arrête mon examen en me saisissant le bras brusquement. Il s’écrie, la voix enrouée de colère :

— Tenez, vous êtes mauvaise ! Mauvaise ! Vous ne m’aimez pas. Vous me prenez pour vous venger de l’autre, qui vous a perdue. Vous vous moquez de moi depuis que je suis revenu. Si vous ressentiez seulement un peu d’affection pour un homme qui vous adore bêtement, vous oublieriez le décor, vous cesseriez de rire de mon embarras et vous n’auriez pas feint de vous donner, pour vous refuser ensuite par votre silence coupé de mots cinglants et votre mine glaciale !

Pas possible ? Il se fâche… Je me dégage de son étreinte ; je le fixe un moment, fière et provocante… Puis, sans une parole, je retire mon chapeau, ma robe, j’arrache mon jupon, dénoue les lacets de mon corset, détache les rubans de mes bas et lance mes souliers au fond de la chambre… Repoussant le couvre-lit, je me glisse entre les draps, en retenant du bout des dents ma chemise qui tombe… Paul m’a considérée d’un œil stupide : je viens de me déshabiller avec la prestesse d’un clown, à peine a-t-il eu le temps de m’entrevoir. Il s’élance vers moi :

— Nicole !

Je dis d’une voix rauque :

— Éteignez !

Et je ferme les yeux.

Alors je deviens le jouet affolé d’un phénomène étrange : l’obscurité, l’analogie d’une réminiscence… Je ne suis plus dans cette chambre inconnue de maison louche — mais là-bas, aux « Algues », dans la petite villa blanche de Claudières, le jour où il me porta sur son lit, défaillante et vaincue… Il me semble que je revis cette scène et que le laps de temps écoulé depuis ne fut qu’un cauchemar… La sensation — très réelle, cette fois — d’une bouche ardente qui force mes lèvres, qui écarte mes dents, aide à l’illusion. Je tends les bras, consentante aujourd’hui, délivrée de mes suprêmes pudeurs, à un Jean imaginaire… C’est Paul qui répond à mon élan, c’est à sa nuque moite que s’accrochent mes doigts crispés. Et pourtant, non. Mon esprit suggestionné persiste à se leurrer sur la personnalité de l’homme qui me tient dans ses bras. C’est comme un ensorcellement terrible et délicieux… Je hais ce Jean qui m’a fait du mal et cependant je suis sa chose heureuse et pantelante ; je me colle à ce corps frémissant avec un besoin d’injurier celui qui me procure ces délices torturantes… Je connais à cette seconde l’acte magnifique que doit être l’union des dieux ennemis, l’amère et foudroyante volupté d’une Sirynx qu’eût possédée Pan…


Un cri étouffé m’échappe. Je suis tout endolorie d’une brusque surprise ; puis, c’est la douceur d’un épuisement qui m’apaise. Paul se recule, tourne le commutateur : un jet d’électricité inonde la chambre d’une lumière trop vive et j’aperçois son visage, très rouge, penché sur moi, ses yeux luisants… Je sors de mon rêve. Pauvre Bernard ! s’il savait à quel point je l’ai trompé mentalement, au moment même où je me livrais à lui. Bah ! au contraire, il me regarde avec émotion :

— Nicole, ô Nicole ! Tu n’étais pas sa maîtresse, mon amour… Comment aurais-je pu croire qu’il n’avait pas menti ! Je vais presque l’aimer maintenant, le misérable, d’avoir laissé ma Nicole intacte… Mais, vois-tu, je suis comme un pauvre auquel on aurait offert un joyau précieux et qui se demanderait, ayant sa fierté, de quelle manière il s’y prendra pour rendre l’équivalent du trop beau cadeau. Ne m’écoute pas :