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vous ne pouviez être ailleurs qu’à Paris. Je partis aussitôt — je voulais précéder votre père. Arrivé à Paris, je vais rue La Boëtie (avec quelle hâte !). Je trouve le valet de chambre de Fripette installé au salon et sablant l’extra-dry de votre père en compagnie de la petite bonne du cinquième et du cocher de l’entresol… Cela me renseigne sur votre absence. Alors, je songe à cette vieille comédienne, votre marraine, la seule amie dont vous m’ayez parlé ; je revois sa demeure — tant observée par moi durant que je cherchais la petite inconnue blonde ramenée dans mon automobile… Je comprends qu’elle est votre refuge unique… J’y cours. Et voilà. C’est vous-même qui m’ouvrez.

Paul me prend les deux mains et me regarde dans les yeux, avec un sourire heureux. Il murmure, après un silence :

— Alors, vous voulez bien ?

Je m’étonne : ainsi mon amour déraisonnable et ma piètre conduite ne l’ont pas éloigné de moi ; il me désire malgré cela. Les hommes nous pardonnent toutes les fautes, hors celle d’enlaidir. Je réponds :

— Et vous, vous voulez toujours ?

Il éclate de rire. J’ajoute :

— Vous m’aimez quand même, sachant que j’ai donné le meilleur de moi à un autre ?

Le visage grave, il réplique d’une voix sérieuse.

— Vous savez bien, Nicole, ce que je vous ai dit : je suis marié, mal marié, mais lié toutefois, garrotté, par les exigences sociales. Je ne puis vous offrir qu’une partie de ma vie : j’aurais été aussi effrayé que ravi si vous m’aviez accordé toute la vôtre sans passé, sans précédent… Il faut avoir l’inconscience morbide, l’âme détraquée et cynique d’un Claudières pour n’éprouver aucun scrupule, aucune honte à devenir le premier amant…

Mes paroles l’ont trompé ; il me croit toujours la maîtresse de Jean… Pardi ! j’ai prononcé ces mots : « J’ai donné le meilleur de moi à un autre. »

Ce que les hommes estiment comme le meilleur de nous-mêmes, ça n’est pas le cœur, évidemment.

Paul me caresse la main, l’embrasse en mordillant le bout des doigts. Je décide :

— Allons-nous-en. Je veux être partie avant le retour d’Eva.

— Venez.

Nous quittons la maison. Dehors, attend l’auto de Paul. Je monte à côté de lui, comme la première fois.

Paul se dirige à droite ; nous arrivons près des fortifications ; il me dit tendrement :

— Voici le boulevard Gouvion-Saint-Cyr, Nicole.

— Eh bien ? il est affreux… Vous avez déclamé ça avec l’accent dont on s’écrierait « Voici les jardins d’Armide !… »

— Méchante ! C’est ici que je vous ai vue, que j’ai fait votre connaissance…

— Et c’est pour contempler ces lieux enchanteurs que vous vous êtes détourné de votre route ?… Faisons demi-tour, à présent.

Je riposte avec sécheresse à ses phrases amoureuses, à ses regards épris. Ah ! je suis sûre qu’il ne me fera jamais souffrir, celui-là ! Je me sens parfaitement calme, à ses côtés, agacée seulement par ses propos langoureux. Tant mieux, après tout, si je ne l’aime pas ! N’ai-je point résolu de devenir indifférente, désormais : je n’aimerai plus, je profiterai de l’amour des autres, ce sera ma revanche. Paul, désire mon corps, qu’il le prenne. Je respecterai le marché ; je lui serai fidèle comme un commerçant loyal en affaires… Je m’inquiétais de mon avenir dans le temps ; la manière dont papa mène son budget ne me rassurait guère ; je souhaitais une carrière en rapport avec mes moyens… Eh bien ! la voilà trouvée ; ce sera la carrière amoureuse… Je ne deviendrai pas la demi-mondaine — fausse mondaine dévoyée — je ne serai pas non plus la fille vulgaire, âpre et cupide… je serai la Courtisane ; la courtisane qui n’existe plus et que je ferai revivre : Aspasie ou Phryné, Impéria ou Ninon. J’élèverai mon rôle à la grandeur du type ; j’aurai pour but la beauté, sous toutes ses formes. Mon luxe ne servira qu’à réaliser les conceptions ruineuses des artistes de génie ; ma table attirera les hommes d’esprit ; mes salons accueilleront l’exhibition des créatures qui charment les yeux des jolies femmes habiles à se parer ; je ne recevrai pas les laides. Je veux…

Paul interrompt mon rêve. Il dit à voix basse, avec des intonations chaudes et profondes :

— Nicole, ma Nicole, j’ai envie de vous…

Les mêmes mots que l’autre ! Si les hommes s’expriment tous de la même manière à l’heure du désir, on doit, en les écoutant, ne penser qu’à un seul ; celui qui nous parla le premier… et c’est terrible pour moi. Je regarde Paul avec des yeux hallucinés, comme si je craignais, tout à coup, de voir les yeux glauques de Jean, enchâssés dans la paupière brunie, son visage d’une pâleur verdâtre, à la place des prunelles grises de Paul et de ses joues roses… Ils ont, tous deux, la moustache de la même couleur, d’un châtain roussi où courent des fils blonds : je le remarque seulement.

Paul reprend, de sa voix frémissante et voilée :