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Le plus épris, le plus délicat des amoureux n’eût pu se révéler aussi affectueux, aussi reconnaissant, dans cette circonstance. Il fut tour à tour amical et fraternel, plein de tact, de réserve généreuse ; il s’efforça d’effacer de ma mémoire la scène qui se passa à la villa des Algues ; de dissiper la rougeur, la confusion qui me firent un visage chagrin, malheureux, d’enfant grondé, quand je le revis, au lendemain. Il me donna la joie des causeries charmantes du camarade, où, sans me rappeler son désir, atténuant l’éclat de ses yeux, il fit briller, rien que pour moi, toutes les facettes de son esprit.

Il a compris la révolte de ma chair vainquant l’acquiescement de ma volonté. Il attend.

Lorsque mon cerveau, tout imprègné de Jean, détourne de temps en temps sa pensée vers d’autres sujets, je m’étonne de l’attitude de Paul Bernard. Pendant ces cinq jours, Paul s’est retrouvé deux fois en présence de Jean, chez Mme Schlinder. Et Paul, qui, sur de simples présomptions, se montra si agressif le soir du Carnaval, sur la terrasse de l’Écho, Paul, dont je craignais — qui sait ? — quelque violence aujourd’hui, agit à rebours de ce que je redoutais. Maintenant qu’il m’a vue étreinte par Jean, au seuil de sa porte ; maintenant qu’il peut s’imaginer la certitude de ma faute d’après une preuve apparente, il recule, il s’efface devant Claudières. Il le poursuit d’un regard farouche et haineux de fauve dompté — mais il dit rien. Il serre les poings par moment, semble maîtriser une fureur intérieure, mais cette lutte n’est perceptible que pour moi et pour Jean qui s’amuse follement — comme il s’amuse chaque fois qu’il voit souffrir. Jean me dit :

— C’est indiscutable : il a le « béguin » sérieux, ce pauvre Bernard.

Et ça lui plaît qu’un autre m’aime mieux que lui ne veux m’aimer. Quand Paul s’assombrit en me regardant, Jean me caresse d’un œil aguiché. Ces deux hommes — étrangers en somme — s’occupent plus de ma vie, en ce moment, que celui dont ce devrait être le rôle. Oh ! Papa, fol et léger compagnon, que le refuge de tes bras me semblerait bon, aujourd’hui ! Hélas ! si tu étais, pour moi, un père, papa trop facile ! À certaines minutes, toute désemparée, j’ai été me jeter contre lui, comme je faisais, étant petite, quand me bonne m’avait menacée de Croquemitaine… Une parole, une interrogation inquiète eussent provoqué mon aveu… J’avais levé les yeux vers son visage aimable d’homme bien portant, j’allais confier mon secret, avouer ma folie…

Mais papa, qui n’avait point remarqué mon émotion, m’a dit rêveusement :

— J’ai peut-être tort d’aller contre la série… Je ferais mieux de jouer les numéros qui sortent le plus fréquemment… Mais j’oublie que tu n’entends rien à cela, toi.

Et voilà. Cet insouciant, dorénavant, se double d’un joueur.





XII


« Venez, Nicole. Je veux vous voir. J’ai envie de vous. »

Voilà à quoi aboutissent ses ménagements affectueux, sa douceur insolite, des jours précédents !

Je trouve ce billet dans la boîte, en descendant. Il est écrit sur un sale papier quadrillé de bleu, à enveloppe jaune, comme on en donne dans les petits cafés. Jean n’a pas signé. Est-ce même son écriture, cette cursive minuscule, presque féminine, qui lui ressemble si peu ? Il semble que cette main énergique doive tracer de grands jambages. Au bas de la page, je dis : « Trois heures ». Et c’est tout.

Elle est plutôt piteuse, la première lettre d’amour que je reçois ! Une indication brève de rendez-vous, presque un ordre… Pourtant, en faisant la part de sa prudence, de ses détestables appréhensions, n’est-ce point un sorte de capitulation, pour un homme qui n’écrit jamais, d’avoir écrit… même ces quelques mots anonymes ?

Allons donc ! Ne lui cherche pas d’excuses, Nicole ! Tu vois bien qu’il ne craint guère de te susciter des scènes paternelles, à toi, au cas d’une surprise, puisqu’il a tracé ton nom en toutes lettres, dans ce billet compromettant, et qu’il lui suffit de se mettre à l’abri, personnellement… Je n’irai pas ! Il comprendra que je suis froissée… Me prend-il pour un petit chien qu’on appelle suivant son caprice : « Venez ici ! » ?…

Et, à trois heure moins un quart, je me précipite dans les rues. De quel limon suis-je faite ?…

Je sombre au fond de cette aventure, sans me retenir, comme on s’enlise — ou plutôt non : comme on s’embourbe !

Sous le soleil de mars, consumant, rutilant, près des murailles blanches des Ponchettes, où la clarté semble ruisseler en ondes lumineuses, j’avance péniblement, ralentissant le pas. Une fièvre intense, causée par la brûlure de ce soleil d’insolation et les pensées qui me dévorent,