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— Énormément, répond papa, articulant d’un ton froid cet adverbe chaleureux.

Claudières continue :

— Je me souviens de nos discussions enthousiastes, aux vernissages d’antan, lorsque nous étions jeunes… Ma foi, à part quelques divergences d’opinions, nous avions à peu près les mêmes goûts…

Où veut-il en venir ? Je trépigne, horripilée ; ma jupe houleuse, ondule, masquant mes pieds agités. Il reprend :

— Aussi, ai-je pensé à vous venir enlever, ainsi que mademoiselle Nicole, pour vous emmener visiter la curieuse exposition de la galerie de lord Milligan… Des tableaux, des estampes du dix-huitième siècle, des chefs-d’œuvre de Boucher, de Fragonard, de Chardin, composent sa collection de la villa Lucy… Vous ne vous ennuierez pas.

Papa balbutie des remerciements assez vagues, l’air indécis. Mais, tout à coup, retrouvant sa gaieté, il s’explique avec franchise :

— Écoutez, mon bon Claudières, vous allez me rendre un service. Hier, j’ai été à Monte-Carlo où j’ai perdu vingt-cinq louis… Ma fille ne veut pas venir avec moi lorsque je vais à Monaco : elle s’y embête, cette enfant… Or, aujourd’hui, justement, je me sens en veine, et j’hésite à abandonner ma fille tous les jours : je ne suis pas un père dénaturé. Mais, vous voilà, et ça s’arrange… Soyez assez gentil pour conduire Nicole à cette exposition… Sa compagnie ne vous imposera pas une corvée : vous verrez, c’est un type, ma fille. Elle est amusante… Et moi, je partirai plus tranquille, la sachant en bonne société… C’est dit : je vous la confie.

Savourant l’ironie inconsciente de sa phrase, je regarde Jean, prête à sourire : mais Claudières, les yeux baissés, objecte d’une voix incisive :

— Et la médisance, qu’en faites-vous, mon cher ? Nice semble une ville cosmopolite à vos yeux : vous ne l’avez vue que l’hiver. Pour moi, qui l’habite depuis deux ans, c’est la plus détestable des cités provinciales, sous sa défroque bariolée. Et derrière les hivernants — étrangers inoffensifs, indifférents — je sais toute une population malveillante et nuisible, dont la calomnie aurait beau jeu à s’ébaudir aux dépens d’une jeune fille… Croyez-vous qu’il soit convenable d’exposer Mlle Nicole à être rencontrée, seule avec moi ? Bien que j’aie votre âge, je suis — nous sommes, — encore compromettants…

Il souligne sa tirade d’une moue dubitative. À quoi bon cette comédie ? Et lui qui se prétendait franc !… Pourquoi affecter des scrupules exagérés ?… Pour leurrer mon père ?… S’efforcer d’endormir ses soupçons inexistants ?… Hypocrisie bien superflue ! Je n’aime pas cela. Les mensonges inutiles me déplaisent : il en est tant d’autres que l’on se trouve contraint de faire !… Mon front se barre d’une ride mécontente.

Papa rétorque, plein de confiance :

— Qu’est-ce que ça fait ! Peu importent les méchants propos. Je ne m’en suis jamais soucié : j’ai une assez bonne opinion de mes amis pour ne point leur manifester de défiance injurieuse : je ne surveille pas l’argenterie quand je donne un dîner, pourquoi mettrais-je ma fille sous clé ?… Allez, vous n’êtes point le seul qu’on risque de voir avec Nicole, et je la laisse aussi bien sortir avec d’autres : Hubertin, Bernard…

— Alors, je n’ai plus rien à dire.

Claudières s’incline légèrement. Son attitude signifie : « J’ai cru de mon devoir de dégager ma responsabilité. » Menteur ! Et nos promenades des deux premiers jours ? C’est vrai qu’à ce moment-là, il ne savait pas si j’avais un père… Cette pensée m’est pénible. Jean serait donc pusillanime ? Hélas ! J’ai la prescience — et ça me fait mal — que le danger des situations équivoques révèle trop clairement les petites bassesses, les faiblesses du cœur… Et c’est triste de penser qu’on méprise toujours un peu ceux que l’on aime d’un amour illicite.

Parole ! J’envie les innocentes qui se marient les yeux fermés : au moins, elles n’ont la désillusion qu’après, elles !…

Ô chère marraine, experte et subtile Eva Renaud, comme je comprends à présent la phrase que vous me dîtes un soir :

Le jour où il a cherché à retirer son bandeau d’aveugle, l’Amour s’est mis le doigt dans l’œil.

Heureuses celles qui aiment sans clairvoyance !

Papa, tout guilleret, à l’idée de courir après son argent, comme disent les joueurs, nous précède dans l’escalier. Jean me presse le coude, d’une caresse furtive, mais je m’écarte, mal disposée par mes idées grises ; et, scrutant mon visage fermé, il s’étonne, m’interroge du regard : comme sa curiosité s’inquiète vite de ce qu’il ne s’explique pas ! Cet homme-là ne doit s’intéresser qu’aux gens qui lui posent des énigmes.

Dehors, père appelle une voiture, et nous crie en s’y installant : « Au revoir, amusez-vous bien… Cocher, à la gare ! »

J’ai le temps de lui répondre, malicieuse, pour taquiner sa superstition du mot fatidique : « Bonne chance ! »

Jean m’entraîne vers la promenade des Anglais.