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rentin… l’auteur de Lorella, et le poète hongrois Zuccarago qui nous récite ses pièces slaves…

Et avec ça, madame ? Va-t-elle choisir un sac rose ou bleu pour envelopper la marchandise ?… Elle reprend :

— Aimez-vous la musique, mademoiselle ?… Je donne aujourd’hui un festival Reyer… Notre mélomane éclairé, le comte Adalbert de Bellangarre, tient la partie de violoncelle.

C’est bien ce que je craignais : le soliste amateur menace nos oreilles. Mais un vieux monsieur aux yeux brillants et craintifs, au nez fureteur, au museau pointu, s’approche de nous. Mme Schlinder présente :

— Mon mari… Edouard : monsieur et mademoiselle Fripette, des amis parisiens de Max Hubertin.

Je regarde Edouard Schlinder, et mon imagination fantaisiste découvre aussitôt une ressemblance étonnante entre sa tête de rongeur peureux et celle des animaux qu’il affectionne. Je glisse, malicieuse, avec un air de fillette bien sage :

— Il paraît, monsieur, que vous élevez de délicieux petits cobayes ?… Que ces jolies petites bêtes sont intéressantes !…

Près de moi, Max Hubertin manque de pouffer ; père et Bernard esquissent un sourire. Mais M. Schlinder me lance un regard de sympathie ; son visage s’anime. Il réplique :

— N’est-ce pas qu’ils sont charmants ? Voulez-vous voir les miens ? avec l’accent d’une mère dont on admire les rejetons.

Mme Schlinder nous interrompt, désignant l’estrade : « Chut ! Chut !… On commence Salammbô ! »

Voyons : vais-je opter pour la séance de musique ou les cochons d’Inde ?… Tout de même, j’aime mieux les cochons d’Inde : à pas de loup, suivant M. Schlinder et suivie de Paul Bernard (papa flirte déjà avec Mme Schlinder), je sors du salon… du salon où je n’ai vu que des figures indifférentes en cherchant s’il était là.

Les petits rongeurs grouillent dans une cage, leurs corps prestes et fauves fuyant, bondissant les uns sur les autres, mus par une agitation fébrile… M. Schlinder les contemple tendrement, se récriant sur la douceur de leur pelage et l’éclat de leurs yeux de jais. Paul affecte de s’intéresser et m’observe à la dérobée, ses yeux gris un peu inquiets.

Moi, je regarde autour de nous. La maisonnette des cobayes est au bout du jardin, point culminant de l’habitation. Ici, la vue domine le paysage embrasé de crépuscule, les vallées verdoyantes, les coteaux s’étageant d’une dégringolade d’arbres élancés, aux rameaux effilés ; et les pinèdes odorantes, dressant leur troupeau serré de pins rigides. Le ciel s’enflamme dans une féerie de couleurs vives, zébrant l’horizon de carmin, d’indigo, de cuivre, de pourpre et d’or.

Des pas s’approchent de notre côté. Peut-être est-ce la musique de chambre qui inspire aux invités le goût du jardin ? Et j’ai l’étonnement de voir apparaître Lucien Chevalier, le romancier poncif, et Camille Léon, l’écrivain décadent, aux mœurs néo-grecques — deux figures entrevues à la générale de l’Aubaine, deux habitués du salon Schlinder (naturellement) durant leurs incursions en Riviera. Derrière eux, une haute taille à la démarche nonchalante me cause un battement de cœur, fugace et violent : j’ai pressenti Claudières avant de l’avoir regardé. À ma vue, il a un haussement de sourcils, une surprise brève, puis s’incline devant moi avec un sourire complice, baise ma main tendue.

Paul Bernard me lance un coup d’œil interrogateur, et son regard s’attache au mien, insistant, exigeant… Comme on peut dire de choses en un regard : celui-ci, tour à tour, questionne, reproche, s’irrite et s’inquiète, si expressif qu’il me semble entendre les paroles de cette scène muette, comme on devine les mots aux mouvements des lèvres.

Ah ça, m’aimerait-il vraiment cet homme puisqu’il paraît jaloux… ? En tous cas, il a tort de ne point dissimuler ; j’ai horreur de la jalousie : quel sentiment bête, mesquin, vulgaire et brutal… c’est moi qui ne serai jamais jalouse, par exemple !…

Et je m’amuse à troubler Bernard ; je me fais coquette, enjôleuse exprès, avec Claudières, pour agacer l’autre, à tel point que je m’aperçois, toute confuse, qu’en jouant ce jeu je me trompe moi-même et pense plus à Paul qu’à Jean…

Nous redescendons lentement vers la maison. Edouard Schlinder marche devant nous, entre Chevalier et Léon. Paul est resté en arrière : tout à coup, il me tire par la manche, m’arrête ; je n’ose me dégager, et je laisse Claudières nous dépasser discrètement, rejoindre l’autre groupe. Paul m’interroge, plus brusque que de coutume :

— Vous connaissez Claudières ; pourquoi m’avez-vous demandé son nom, le soir de mon arrivée, quand il nous a croisés, sur l’avenue ? Pourquoi faisiez-vous l’ignorante ?

— Par malice.

— Voilà une idée bizarre… j’avoue que je ne la comprends pas. Où avez-vous rencontré Claudières, précédemment ?