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marier, qu’il y a en moi l’étoffe… d’une Ninon. Vous n’auriez pas débité en vain toutes ces choses que vous ne pensez pas : vous plaidiez votre cause, mon cher avocat !

Nous marchons d’un bout à l’autre du quai, tout en causant. Le trajet immuable nous amène à chaque tour devant la marchande de journaux, et je regarde machinalement deux Anglaises maigres qui feuillettent les illustrés…

Tout à coup, il reprend, la voix changée :

— Je ne serai pas aimé le premier, je le prévois, et j’en suis presque satisfait… Vous êtes une bizarre petite créature peu naïve, compliquée — mais, quand même une jeune fille. Ce ne serait pas très propre à moi de chercher à vous faire franchir le Rubicon, sans autre raison que celles que je vous ai données… puisque vous ne les admettez pas encore.

« Seule, une grosse déception peut vous amener à moi… Je sens bien ce que vous désirez : une situation stable, un abri sûr, une épaule où poser votre tête avec confiance. Et, en même temps — ô petite femme contradictoire ! — le compagnon bon, probe et tranquille qu’il vous faudrait pour réaliser ce rêve, s’il se rencontrait sur votre route, ne vous inspirerait que du dédain… Malgré vous, le désir de l’aventure étrange, de l’adversaire un peu perfide, de la minute unique, vous hante. Comment accorder tout cela ? Votre imagination galope vers l’inconnu, l’imprévu, la douleur, et la désillusion. Ma chère Nicole, écoutez-moi : le jour où vous aurez appris à aimer, à vous dégoûter, à douter de tout, à vivre, enfin — et que vous en aurez assez, ce jour-là, venez auprès de votre ami Paul, contez-lui vos chagrins ou taisez-les si vous préférez le silence. Et votre ami saura, à ce moment inévitable, tisser la toile de songes où se perdra votre amertume. Vous n’aurez plus qu’à vous laisser bercer et à oublier.

— Dites donc, en attendant cette époque indéterminée, j’aurai le temps de vieillir ! Si je vous arrivais pleine de rides, hein ?

Je cherche à plaisanter, comme on chante dans l’obscurité : il m’a émue, ce bêta de Paul ! Il réplique :

— Oh ! Avec votre nature impulsive et passionnée, ça ne sera pas si long. Il suffira peut-être d’une autre rencontre d’automobile, dont l’automobiliste, cette fois, sera votre « type ».

— Ça ferait un beau fait-divers en manchette : Rencontre d’automobilistes, catastrophe, horribles détails !

Un sifflet de locomotive m’interrompt. Cette fois, c’est le train de papa.

Bientôt, père saute d’un compartiment, se dirige vers moi ; il n’a pas sa tête de tous les jours : il est maussade et congestionné. Serrant la main de Paul, sans même s’étonner de le voir là, il s’écrie tout de suite :

— J’ai eu une déveine acharnée ! La rouge a passé vingt coups sur vingt-cinq et je pontais sur la noire !

Mais, Bernard et moi, nous sommes des profanes, nous ne comprenons rien aux combinaisons du jeu.

Laissant papa ruminer sa défaite, nous le suivons en bavardant entre nous. Nous voici avenue de la Gare.

Tout à coup, Paul Bernard se penche vers moi, et murmure :

— Tenez, je suis sûr que si vous aviez le malheur de le connaître, il sera très probablement votre « type », celui-là !

Je lève les yeux. J’ai un sursaut involontaire : devant nous passe mon inconnu du matin, mon étrange inconnu aux yeux glauques. Je regarde Paul : sa perspicacité me déconcerte. M’aura-t-il rencontrée durant ma promenade imprudente ? Non : Bernard a l’air paisible, indifférent… Et je riposte hardiment :

— Vous savez donc quel est cet homme ? Comment s’appelle-t-il ?

— Jean Claudières.





VII


Max Hubertin est venu nous relancer aujourd’hui : il a parlé de papa à cette fameuse Mme Schlinder, qui l’a chargé de nous amener, et cet après-midi, à son five o’clock, villa des Mélèzes.

Père, légèrement grognon (sa perte d’hier l’a mis de mauvaise humeur), n’ose se dérober aux sollicitations flatteuses de l’enveloppant rédacteur mondain de l’Écho de Nice, et j’appuie la requête du journaliste pour une raison particulière.

Max Hubertin n’a-t-il pas dit que Jean Claudières était reçu chez Mme Schlinder ?… Peut-être vais-je l’y rencontrer.

Dire que c’était Claudières, le héros de mon aventure niçoise, l’homme que je prenais pour un rasta, sans me défendre cependant d’être attirée vers lui ; l’écrivain remarquable dont — avec ma stupide suffisance de gamine — j’appréciais tranquillement l’œuvre en sa présence : « Vous ne l’aimez pas, Jean Claudières ?… Moi, je lui trouve un grand talent. »

Parbleu ! je comprends, maintenant, le sens