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diverses ; Corton et Champagne, Bourgogne et Bordeaux ; anisette et fine champagne, kirsch de la Forêt Noire, etc… etc… Il s’en étalait sans fin, sur les tapis, les fauteuils, les poufs, les divans. Yvonne dispensait ces comestibles avec le geste de l’Abondance penchant sa corne.

Revenus de leur stupéfaction, les Verdurin se récrièrent :

— Vraiment… Vous êtes mille fois aimables… Il ne fallait pas faire ces folies… Puisque c’est sans cérémonies !

Jean, poussant Yvonne du coude, pensait : « Allez toujours, mes amis : vous êtes abominablement vexés de la leçon que nous vous infligeons à cet instant, et vous ne nous inviterez plus de si tôt ! »

Ce soir-là, les Raymond mangèrent bien, pour la première fois, chez les Verdurin. Jean passa son temps à s’imaginer le dépit secret de Mme Verdurin ; et lorsqu’il eut pris congé d’eux, il dit triomphalement à sa femme :

— Hein ! Je pense que notre vengeance fut réussie ! Ils doivent être furieux ! Ça leur apprendra, à ces pingres qui retranchent l’alimentation de leur budget afin de se faire habiller chez le grand tailleur !

Cependant, Mme Verdurin, qui devisait avec son mari tout en allant et venant dans la chambre conjugale, déclarait franchement, d’un air enchanté :

— Ces Raymond ! Quel ménage de jeunes fous ! À quoi rime leur attention de ce soir : ce n’est pourtant pas le jour de notre fête ? Tu as vu, Arthur ?… Toutes ces provisions sortaient des meilleures maisons : elles leur ont sûrement coûté les yeux de la tête… Il nous en restera bien pour trois jours !

Et Mme Verdurin de conclure, avec une candeur désarmante :

— C’est moi, maintenant, qui vais leur devoir une visite de digestion.

En dépit de son apparente bouffonnerie, nous tenons à certifier la véracité de cette histoire ; — car, ce sont les aventures personnelles racontées telles quelles, qui paraissent le moins vraisemblables.

Jeanne Marais.