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pas avoir l’air de l’espacer. Ah ! si la froideur pouvait se manifester de son côté, je ne m’en plaindrais pas. On ne s’amuse guère, dans ce milieu-là !

— Vrai ? Alors, ma chère Yvonne, j’ai un moyen de te débarrasser d’elle — de ses repas de poisson pourri, de noix sèches, de nèfles et de poires véreuses… Acceptons son invitation.

— Tu te décides tout de même ?

— Oui ; mais à une condition : c’est que nous apporterons notre dîner.

— Je ne comprends pas ?

— Attends un peu ; tu verras.

Le samedi soir, à huit heures, M. et Mme Raymond entraient chez les Verdurin.

Monsieur Verdurin — gros homme placide et passif ; ilote soumis à sa compagne — Madame Verdurin — matrone étincelante de joyaux, vêtue de satin voyant, coiffée d’une aigrette scintillante ; le type même de la parvenue, surveillant ses bonnes du coin de l’œil tout en ayant l’air de suivre une conversation mondaine.

En apercevant leurs amis, M. et Mme Verdurin poussèrent une exclamation d’étonnement : Jean et Yvonne s’avançaient d’un pas majestueux, tenant, chacun d’un côté, un énorme panier couvert d’une toile blanche ; et ce fardeau bizarre exhalait un fumet d’odeurs mélangées — comme il s’en échappe des sous-sols de restaurant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? gloussa Mme Verdurin en tendant son doigt vers l’objet.

— Une surprise, riposta Jean Raymond avec son plus gracieux sourire.

— Oui, ajouta Yvonne ; nous avons fait ainsi que dans les piques-niques où tout le monde apporte son écot… Et nous ajoutons un supplément à votre dessert.

Échangeant un coup d’œil malicieux, Yvonne et Jean déballaient, au beau milieu du salon, le contenu de leur panier : et c’était une avalanche de victuailles ; — faisan, dinde, chevreuil en pâté, jambon entier, gigot froid, melons, bourriche d’huîtres, volaille truffée ; oranges de Jérusalem, ananas, raisin, pêches, primeurs