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tre affamé n’a point de regard, et vos splendeurs sont peu reconstituantes !

— Es-tu rosse, Jean ! s’exclama Yvonne, qui riait malgré elle.

— Ma chère amie, la dernière fois que Mme Verdurin nous a reçus sous son toit, j’ai bu un verre de vitriol sucré, dévoré un poulet avarié, et avalé une soupe aux mouches ! C’était maigre.

— Oh !

— Tu protestes ? Rappelle-toi. Je n’exagère rien. Nous avons savouré le dîner en pleine obscurité. Les Verdurin n’avaient point allumé les lampes : par cette saison, les jours sont longs — l’électricité coûte un prix fou. Et j’ai senti grouiller, dans ce potage que je ne pouvais voir, des insectes tombés on ne sait d’où. C’est toi-même qui m’as raconté que — pour les payer 3 francs au lieu de cent sous — la bonne des Verdurin achetait, chez des épiciers douteux, des poulets conservés plusieurs mois sous la glace… pouah !

— Jean…

— Quand nous sommes rentrés, tu t’es précipitée vers le garde-manger avec un cri de soulagement. Nous avons retrouvé des restes de veau, un fromage de Brie et une bouteille de Bordeaux, dont nous nous sommes délectés !… Après un dîner de Mme Verdurin, on deviendrait anthropophage — tant on a faim !

— C’est sans cérémonies… elle le dit dans sa lettre.

— Mais, nom d’un chien ! Recevoir ses amis sans cérémonies, c’est faire comme nous : lorsque les Verdurin sont venus ici, on leur a servi un repas de bon bourgeois, sans apparat, sans maître d’hôtel extra… Seulement la table était couverte d’un linge propre et la pièce éclairée suffisamment. Le menu, décent, se composait d’une truite saumonée, d’une poularde du Mans, de légumes frais et de fruits mûrs… Que diable ! Il ne faut pas confondre la simplicité cordiale avec un régime d’entraînement progressif à la boulimie !

— Enfin, y allons-nous, oui ou non, chez Mme Verdurin ?

— Tu y tiens beaucoup ?

— C’est l’amie de ma mère. Je ne veux