Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

récit de l’événement, cette joie crispante dans un moment semblable. René avait souffert de l’attitude paternelle presque autant que la défection de Schwartzmann. Il n’est de pire supplice qu’une sollicitude intempestive, et rares sont les affections familiales qui ne nous jettent point le pavé de l’ours !

Ensuite, les conseils de Simon et de Dupuis. Publier l’imprudente lettre de Schwartzmann, proclamer sa conduite déshonorante, éclabousser son nom, l’entacher de honte et de ridicule… Mais René avait hoché la tête avec mépris : non, l’écrivain n’avait point commis d’imprudence en lui adressant une telle missive. Hans connaissait celui auquel il l’avait envoyée. Jamais René ne se salirait à répondre au scandale par l’esclandre, à l’infamie par la turpitude… L’&nbsp,« œil pour œil» de la loi du talion lui semblait l’une des plus grandes erreurs de la religion de Moïse, qu’il haïssait. Divulguer le secret d’une correspondance eût révolté René ; et il avait brûlé la lettre.

À présent, il gémissait sur lui-même. Certes, il retrouverait Schwartzmann ; l’heure des représailles n’était qu’ajournée. Mais quelle déception mortifiante que ce début de drame qui s’achevait en comédie, sur un entr’acte dont la durée serait incertaine…

Le regard de René se promena sur l’atelier, enveloppant ses ébauches et ses essais.

Le projet de l’Arpète s’étalait devant lui, comme un défi. Le profil pointu de la petite figure avait l’air de s’animer en un rictus sarcastique. René se rappela les jardins du Mont-Boron, la belle journée de Nice ensoleillée…

Ah ! le souvenir de nos espérances ressemble à la glaise séchée : c’est un morceau de terre durci ; on ne peut y modeler ses rêves.

La porte de l’atelier grinça doucement. Luce entrait.

Elle venait consoler son ami. Elle était certaine que sa présence serait un baume et sa parole un apaisement. Elle murmura tendrement :

— René… René… mon cher René…

Pour qu’il entendît le son de sa voix, simplement ; car, elle n’ignorait point l’inutilité des mots qui veulent soulager, et qui énervent.

René demeurait prostré sur son divan ; il restait absorbé ; il l’avait saluée d’un geste vague, sans même la regarder.

Luce eut l’intuition que son influence habituelle ne suffirait point à combattre cette crise. Le jeune homme était trop profondément touché. Elle connaissait la sensibilité extrême de René, sa propension à s’affecter. Elle s’émut douloureusement en sentant combien il devait souffrir. Et ne pouvoir rien, pour le calmer !

Luce s’exaspéra, se maudit d’être désarmée devant cette détresse.

Elle allait et venait, par l’atelier pleurant tout bas. Et soudain, elle fut vis-à-vis de la grande psyché qui était derrière la table à modèle. Luce considéra longuement son image : qu’elle était donc attirante, cette jolie fille aux yeux sombres, dont la frimousse anxieuse se tendait vers elle, quêtant une inspiration… Sa désolation même la parait d’un charme prenant. Car, si la douleur avilit le masque des vieillesses grimaçantes, elle est une beauté de plus pour notre jeunesse victorieuse : ses angoisses fardent nos paupières d’ombre, ses larmes font briller nos yeux ; ses frissons pâlissent nos joues et soulèvent nos seins émus, comme des ondes de volupté.

Luce baissa lentement ses paupières,