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— Ah ! vous êtes la fille de M. Bertin ?

L’Allemand la dévisage curieusement. Jacqueline sourit, amusée : elle est habituée aux bizarreries des clients cosmopolites qui défilent, chaque jour, sous ses yeux. L’étranger reprend :

— Monsieur votre père a aussi un fils… qui doit avoir vingt-cinq ans, n’est-ce pas ?

Surprise, Jacqueline riposte vivement :

— Oui, mon frère René… Vous le connaissez ?

— René Bertin a fait un voyage en Allemagne, il y a sept ans… en 1905.

— Mon frère a passé, en effet, huit mois à Heidelberg, afin d’apprendre l’allemand.

— Je m’y trouvais moi-même à cette époque, et j’ai eu le plaisir d’entrer en relations avec lui. Je suis très heureux que mon séjour à Paris me donne l’occasion de renouer une liaison agréable…

Jacqueline détourne les yeux ; son sourire de commande s’efface. La froideur perce, sous sa politesse ; c’est une nuance assez sensible qui n’échappe point à son interlocuteur attentif : la jeune fille se montrait courtoise envers le client éventuel ; elle se dérobe devant l’ami étranger. Cette Parisienne de vingt ans appartient à la génération nouvelle dont les sentiments de race semblent s’affirmer encore plus vivaces que ceux de son aînée.

L’inconnu fixe sur la jeune fille le regard pénétrant de ses yeux d’ardoise pâle ; puis, retirant son lorgnon et prenant son mouchoir, il essuie méthodiquement les verres du binocle en ayant l’air de réfléchir profondément. Enfin, affectant de n’avoir rien remarqué, il questionne avec un sourire affable :

— Votre frère a dû vous parler de moi… de son ami Hans Schwartzmann ?

— L’écrivain !

Jacqueline lance cette exclamation d’une voix changée ; l’expression de sa physionomie est toute différente. Si elle se souvient de l’ami de son frère !…

Il y a sept ans, René Bertin, alors âgé de dix-huit ans, faisait la connaissance de Hans Schwartzmann dans une brasserie d’Heidelberg. Schwartzmann, dont les trente-trois ans fougueux étaient aigris par l’attente du succès tardif, dépensait en une éloquence farouche les rancœurs de son âme ulcérée. Contraint à une besogne fastidieuse de journaliste pour vivre, — alors que les beaux romans qu’il publiait passaient inaperçus et que les manuscrits de ses pièces jaunissaient dans les placards de quelque théâtre — Hans haïssait son époque et se désintéressait de tout ce qui passionnait ses contemporains, dominé par le superbe égoïsme des talents méconnus. René avait été fortement impressionné, au contact de Schwartzmann : l’indifférence et le pessimisme de l’écrivain l’éloignaient du caractère de ses compatriotes. Dans la compagnie de Hans, René n’éprouvait point ces froissements d’amour-propre que font généralement subir aux Français les Allemands hospitaliers et gaffeurs qui vous offrent, avec la même cordialité inconsciente, leur nourriture et leurs offenses.

René, séduit par la verve et l’âpreté de son aîné, s’était imaginé découvrir un moderne Henri Heine. De retour en France, le petit Bertin vantait son ami allemand à sa famille, — avec l’enthousiasme d’un cœur juvénile. Puis, des années s’écoulaient ; la correspondance de René et de Hans s’espaçait peu à peu. Néanmoins, René suivait de loin l’existence de Schwartzmann : la puissance de travail, la volonté et la persévérance de l’écrivain portaient enfin