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il lui semblait que, s’il s’était trouvé en face de sa cliente à cet instant de dépression, il lui eût crié malgré lui : « Vous savez, Madame, adressez-vous à un autre… Ça ne vaut, rien du tout, ce que j’ai fait ! »

Il remit sa carte au domestique et s’informa des heures où recevait Mme Lafaille.

Puis il dégringola la côte de Mont-Boron avec une joie de délivrance. Il pourrait chasser jusqu’à demain l’obsession de cette Arpète maudite qui l’humiliait comme une mauvaise action. Qu’elles sont pénibles, ces périodes de dégoût où se désespèrent les créateurs !

Mais lorsqu’il fut rentré à Nice, quand il aperçut Luce assise dans le jardin de l’hôtel, René fut pénétré d’un certain réconfort : les traits, les formes de la jeune fille lui rappelaient l’esquisse qu’elle avait posée ; sa grâce fine restait victorieuse, malgré la concurrence du décor magnifique : c’était une statuette de Sèvres sous un ciel d’Arcadie, et l’anachronisme ne manquait point de charme. René, un peu consolé, murmura en considérant son modèle : « Après tout, elle n’est pas si mal que ça, mon Arpète ! »

Il rejoignit son amie ; et lui annonça tout de suite :

— Mme Lafaille n’était pas chez elle… J’y retournerai demain.

— Tant pis, fit Luce.

René continuait d’admirer son amie : elle portait une blouse légère de soie jaune, dont le reflet ambrait sa figure mate où se détachaient le dessin minutieux des fins sourcils noirs et le bourrelet rouge des lèvres sinueuses. Sa nuque s’appuyait mollement au dossier du rocking-chair ; et les petites boucles serrées de son chignon bas s’écrasaient contre le rebord d’osier, comme une grappe de raisin noir.

René questionna machinalement :

— Qu’avez-vous fait depuis mon départ ?

— J’ai pensé à vous.

— Menteuse ! badina René.

— Voilà un mot dont vous vous repentirez, car je vais vous donner la preuve de ce que je dis.

Et lui tendant le livre qu’elle avait dissimulé jusque-là derrière son fauteuil, Luce cria, triomphante :

— Voyez ce que j’ai acheté à votre intention… Vous ne prétendrez pas que ce soit pour moi : je ne sais pas un mot d’allemand !

René saisit vivement le volume. Il s’exclama, dès qu’il l’eut regardé :

— Oh ! comme vous êtes gentille !

Évidemment, l’offre d’un roman de Schwartzmann n’était pas extrêmement agréable au sculpteur dans les circonstances actuelles, mais Luce l’ignorait ; et René — qui connaissait l’aversion que la jeune fille avait vouée à l’écrivain — était touché que, pour ménager un plaisir à son fiancé, elle eût surmonté la répugnance que lui inspirait le nom de Hans.

Luce l’interrogeait :

— Que veut dire le titre ?

— « Une famille Française », répondit rêveusement René.

Le soir, après le dîner, il commença de parcourir le livre de son ami ; et, soudain, Luce le vit blêmir.

Prenant le mode autobiographique, si cher aux romanciers, Hans Schwartzmann narrait l’odyssée d’un grand écrivain allemand, de séjour en France.

Son héros — dans une sorte d’avant-propos — avertissait le lecteur que son voyage n’était point d’agrément,