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l’une des maisons les mieux achalandées de Paris. C’est lui qui dessine tous ses modèles, qui combine les mélanges de coloris, l’originalité des formes ; sa façon est renommée et copiée : il possède le génie de la fanfreluche ; bref, Aimé Bertin tient le sceptre dans le royaume des futilités.

Ce soir, il constate avec satisfaction l’affluence des clientes.

Près de la vitrine, miss Maud, la vendeuse anglaise, baragouine ses pépiements d’oiseau pour faire l’article à deux ladies hautaines qui tripotent des étoles de renard ; tandis que Mlle Laura, qui parle l’italien et l’espagnol, a parqué devant une glace à trois faces une demi-douzaine de jeunes Argentines, qui ont d’identiques frimousses brunes où scintillent les prunelles noires. Des Parisiennes circulent rapidement, alertes, fébriles ; choisissant elles-mêmes les chapeaux, avant qu’une vendeuse ait eu le temps d’accourir.

Au fond du magasin, assise derrière une petite table, une jeune fille de vingt ans — tête nue, mais vêtue plus élégamment que les employées — lit avec intérêt un volume de format copieux. De temps en temps, elle s’interrompt, regarde devant elle, puis revient à son bouquin. M. Bertin considère tendrement cette blondine au teint rosé : sa fille Jacqueline. Par un contraste assez piquant, cette gamine élevée au milieu des chiffons s’est toujours montrée réfractaire au commerce des modes. Son esprit avide de penser s’est porté vers la lecture, s’alimentant au hasard ; abordant, tour à tour, les études sérieuses et les œuvres légères. Néanmoins, Jacqueline, intelligente et instruite, s’efforce d’aider son père : elle connaît suffisamment l’allemand pour servir d’interprète, le cas échéant ; et elle guette les clientes teutonnes, tout en dévorant des romans.

Au dehors, les passants — silhouettes noires dans la nuit tombante — se profilent sur la glace de la devanture avec une apparence falote d’ombres chinoises. L’un d’eux s’arrête en face de la porte, médite un moment devant l’enseigne aux lettres d’or : Aimé Bertin, modes et fourrures, et pénètre à l’intérieur du magasin, comme attiré par cette perspective de pièces lumineuses où des guirlandes de fleurs électriques, reflétées par une enfilade de miroirs, projettent leur clarté joyeuse sur la grâce des choses.

Le nouveau venu s’avance lentement, au milieu du premier salon. C’est un homme grand et fort, d’une belle prestance, d’aspect militaire ; redressant sa haute taille raide, qui se cambre un peu dans la jaquette cérémonieuse du vêtement soigné. Il retire machinalement son chapeau haut de forme et considère d’un air grave le spectacle qu’il a sous les yeux.

Des femmes tout ébouriffées, décoiffées par les essayages successifs, tendent leur figure anxieuse vers la vendeuse apportant de nouvelles merveilles qu’elle présente sur son poing en ayant l’air d’offrir des trophées de guerre : dépouilles de plumes, turbans de chef oriental. Une belle brune imposante, immobile, accapare l’attention d’Aimé Bertin, qui drape une longue écharpe de loutre sur les épaules de la dame, après l’avoir coiffée d’une toque ornée d’un paradisier au panache somptueux.

L’atmosphère est saturée d’émanations violentes à faire défaillir ; le parfum entêtant des chairs féminines, imprégnées de Chypre ou d’œillet mus-