Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mystérieux… Alors, comment veux-tu que je sache si c’est lui que j’aimais, ou bien mon rêve ?… Quand j’étais petite et que j’étudiais l’Histoire de France, je m’éprenais successivement de Bayard, de François Ier, de Louis XIV et de Bonaparte — parce que l’un était brave, que l’autre était beau, que le troisième était grand et que le dernier était une espèce de miracle, un demi-dieu… Après, j’ai aimé Flaubert, Guy de Maupassant, le séduisant Jules de Goncourt, et Daudet, dont je gardais le portrait dans mon armoire… Traite-moi de folle romanesque, René, mais je crois que c’est de cette façon-là que j’ai aimé Hans Schwartzmann. Auprès de lui, j’étais fière et je pensais à son grand talent en répétant son nom tout bas. Mais je n’ai jamais songé à me demander si ses yeux me plaisaient ou si ses lèvres étaient douces. Si je l’avais rencontré sans savoir qui il est, je ne l’aurais peut-être point regardé. S’il était brun au lieu d’être blond, petit plutôt que grand, j’imagine que mes sentiments resteraient les mêmes à son égard : je suis amoureuse d’un génie littéraire… Je ne sais si l’homme m’a conquise.

— Tu ne l’aimes pas ! Tu ne l’aimes pas ! s’exclama René. Tant mieux, ma petite sœur : tu dois souffrir moins.

Jacqueline hocha la tête :

— Je suis horriblement blessée de cet abandon insultant… Vois-tu, c’est très dur d’avoir le cœur meurtri : mais ça fait bien mal aussi, les foulures d’orgueil !

René garda le silence un moment ; puis il murmura :

— Je suis presque triste d’être heureux, pendant que tu as du chagrin.

— Oh ! René… Moi, ça me console.

Le sculpteur allait partir pour Nice le surlendemain.

Du jour où il avait souhaité faire de la clientèle, l’artiste avait expérimenté à ses dépens le caractère de cette bête mi-aliénée, mi-enragée, que l’on appelle : le client.

Après lui avoir commandé l’exécution de l’Arpète, Mme Lafaille était tombée malade, d’une fièvre typhoïde qui la laissait neurasthénique, irritable et nerveuse. Rétablie, elle ne semblait plus se soucier de ses projets ; durant six mois, elle paraissait avoir oublié René. Et brusquement, l’avant-veille, le jeune homme avait reçu d’elle une lettre impérieuse, datée de Nice, où elle le sommait de venir exécuter son travail sur les lieux mêmes, et dans les huit jours, sous peine de lui retirer la commande.

René avait accepté les lubies de cette capricieuse avec sérénité : Luce — qui n’avait pas d’engagement, momentanément — avait décidé d’accompagner son ami ; et le jeune homme exultait à l’idée de ce voyage d’amoureux.

Jacqueline était seule au courant de la raison qui réjouissait son frère : Aimé Bertin attribuait la belle humeur de son fils au plaisir louable qu’on éprouve à gagner son premier salaire.

Jacqueline reprit, en s’efforçant d’être enjouée :

— C’est drôle, parfois, les secrets qu’ignorent nos parents… J’ai le mien, à cause de grand-père, le tien dépend de papa… Grand-père m’eût excusée d’aimer un comédien, plutôt que de choisir un fiancé allemand. Quant à papa, il eût admis volontiers ton mariage avec quelque demoiselle d’outre-Rhin… Maintenant, l’engrenage nous oblige de feindre des sentiments opposés… Tu leur caches ma peine et je leur dissimule ta joie.

René attira sa sœur contre sa poitrine et lui caressa lentement les cheveux.

L’affection partagée, de ces jeunes êtres avait déjà vingt ans d’existence ;