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miner sa vitrine…les poudres pour les ongles sont toujours à gauche et les pâtes d’aveline se trouvent placées à droite : mes yeux ont enregistré machinalement ces détails… Et, à me sentir si près de vous, il me semble que j’entre un peu dans votre vie intime… Je pense : « En ce moment, ils doivent achever le dessert. M. Bertin sonne pour le café ; et René commence de rouler une cigarette en face de Jacqueline qui plie sa serviette… Tout à l’heure, il descendra : je le rencontrerai peut-être… » Vous voyez : c’est ce qui est arrivé aujourd’hui. J’ai eu de la chance !

René, touché, pressa doucement la main de Luce, — honteux de la place illicite et imméritée que cette enfant charmante tenait dans son existence. Elle aurait dû, elle aussi, être assise au repas de famille ; et non pas guetter son amoureux dans la rue, ainsi qu’une grisette… Ils se considéraient silencieusement, amoureusement, sans se soucier des passants gouailleurs qui les coudoyaient.

Tout à coup, Luce questionna — avec la curiosité qu’elle marquait à tout ce qui concernait les Bertin :

— Est-ce que votre père est souffrant ?… Je l’ai trouvé bien rouge, tout à l’heure…

— Non. Il a simplement éprouvé une contrariété à table… Nous avons passé notre temps à nous chamailler, grand-père et moi, à propos de mon ami Hans Schwartzmann que j’ai invité à dîner chez nous, ce soir… Mon grand-père est furieux : il abhorre les Allemands… et papa est bouleversé, chaque fois qu’une algarade l’empêche de déjeûner en paix.

— Vous avez invité Hans Schwartzmann ?

La petite Luce haussait les sourcils, étonnée. Elle déclara d’une voix brève :

— Je suis de l’avis de votre grand-père, moi. J’estime que vous avez tort d’attirer Schwartzmann… Il ne me plaît pas, votre ami. Je ne sais pourquoi, c’est instinctif. Je reconnais que l’écrivain a un grand talent, mais l’homme me paraît équivoque, énigmatique ; il a l’œil faux… À quel propos est-il tombé chez vous, subitement ?

Tandis que René, amusé, pensait en regardant son amie : « Les femmes sont toutes les mêmes : leur amour est si exclusif qu’il prend ombrage des sentiments les plus superficiels qui nous occupent à son détriment. »




V


Hans et ses amis avaient négligé de s’enquérir de l’heure du dîner, si bien qu’ils se présentèrent chez les Bertin, dès sept heures du soir.

L’entrée des invités qui arrivent en avance a toujours un côté comique : le domestique qui les introduit les considère avec un dédain hargneux et semble, en ouvrant la porte du salon, leur désigner la pièce vide d’un geste de désapprobation. La maîtresse de maison, qui n’est pas encore prête, a frémi au premier coup de sonnette, puis s’est dit : « Ce n’est peut-être que le pâtissier ! » Quant aux malheureux invités, ils ont la désagréable surprise de constater leur bévue en apercevant quelquefois la salle à manger où l’on commence seulement de mettre le couvert.

Ce soir, la catastrophe se compliquait : Jacqueline n’ayant point terminé sa toilette, René n’étant pas rentré, Aimé Bertin se trouvant retenu au magasin jusqu’à huit heures moins le quart ; ce fut donc Michel Bertin qui