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que son inspiration s’en ressentirait… et il a beaucoup de talent ! »

« Je tremblais d’émotion. Mme Lafaille m’a regardée avec bonté ; elle a réfléchi ; puis, après un temps, elle s’est exclamée, d’un ton désabusé : « Nous sommes toutes les mêmes, avec eux !… Allons, ma petite, réjouissez-vous : je veux bien vous aider à faire un ingrat ».

« Elle m’a suivie ici. René lui a proposé un projet original : le chapeau de travers, la jupe élimée, l’allure dégingandée, l’arpète — l’Arpète qu’illustra le Maître — traverse un cimetière en revenant de courses, son carton au bras. Pressée, elle passe devant une tombe et déchiffre, sans s’arrêter, l’épitaphe qui orne la pierre :

Ci-gît Jean Lafaille, décédé le 30 septembre 1913…

« Mme Lafaille s’est enthousiasmée. Elle a déclaré : « Faites votre maquette : si elle me plaît, je vous aboucherai avec mon architecte… » René s’est mis au travail ; je lui pose son apprentie, et depuis cet événement, nous vivons dans une fièvre perpétuelle. Quelle appréhension et quelle impatience !… Songez donc, si René obtient cette commande : son nom sera sur toutes les lèvres, le jour de l’inauguration. Pour une fois, j’entrerai dans un cimetière avec des idées joyeuses !

Luce enveloppa René d’un regard de tendresse et d’espoir :

Hans affirma, en contemplant l’ébauche :

— Vous pouvez réussir… Je juge ce morceau très bien, très vivant, surtout…

Le sculpteur dit d’un air pensif :

— Ce qui est terrible, c’est d’arriver à ne point rendre grotesque une bonne femme de marbre étriquée dans une robe moderne. La pureté de cette matière splendide convient si peu à la hideur de nos vêtements… Et cependant, toute laideur a sa beauté, tout ridicule a son pittoresque ; et chaque chose porte en soi une poésie propre dont nous devons savoir trouver l’expression… L’esthétique est une science conventionnelle.

— Révolutionnaire ! plaisanta Schwartzmann, qui manifestait une grande déférence à l’égard des règles.

Luce Février, s’était discrètement éclipsée, derrière un paravent. Elle reparut tout à coup, habillée d’un costume tailleur élégant, ayant abandonné ses fripes d’ouvrière. Elle dit à René :

— Il faut que je me sauve… J’ai répétition, cet après-midi.

Elle prit congé des assistants avec ses manières sobres et correctes qui lui donnaient un charme de bon ton — rare chez les petites comédiennes, s’il est le privilège des grandes artistes.

Sitôt que Luce fut sortie, Hermann Fischer, qui n’avait cessé de la dévorer des yeux, s’approcha de René Bertin et questionna à voix basse :

— C’est votre maîtresse ?

Le sculpteur eut un sursaut et riposta vivement :

— Monsieur, si cette personne était ma maîtresse, croyez-vous que je l’eusse présentée à Mademoiselle votre sœur ?

— Oh, les artistes ont de si mauvaises façons ! répliqua ingénument Hermann avec un sourire idyllique.

René le regarda de travers ; mais la bonhomie évidente de Fischer était désarmante et le sculpteur ne put s’empêcher de rire.

Maurice Simon et Paul Dupuis quittèrent René, à leur tour, ayant le tact de le laisser en tête-à-tête avec ses amis.

Alors, René Bertin considéra longuement Hans Schwartzmann. Il relut sur ce visage qui n’avait point changé tous