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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

effet que vanité et sottise, à moins que, comme Esculape, tu ne pusses leur indiquer sur-le-champ le traitement qui les guérirait sur-le-champ eux aussi, et que ta santé ne fût un exemple que tu leur citasses dans ce but.

Aujourd’hui, dès qu’on se sent attiré vers la philosophie, comme les estomacs malades vers des mets dont ils seront bientôt fatigués, on prétend aussitôt au sceptre et à la royauté. On laisse pousser sa chevelure, on prend la tunique, on découvre son épaule, on discute contre ceux que l’on rencontre ; trouve-t-on même quelqu’un en simple casaque, on discute encore contre lui. Homme, commence plutôt par t’exercer à l’écart. Prends garde que ton désir ne soit celui d’un estomac malade, ou une envie de femme grosse. Commence par faire en sorte qu’on ne sache pas ce que tu es : pendant quelque temps sois philosophe pour toi seul.

C’est ainsi que pousse le blé : il faut que le germe soit enfoui et caché dans la terre pendant quelque temps, et qu’il s’y développe lentement, pour arriver à bien. Si l’épi se montre avant que le nœud de la lige ne soit formé, il n’arrive pas à terme ; il est du jardin d’Adonis[1]. Tu es une plante du même genre : si tu fleuris trop vite, le froid te brûlera. Vois ce que les cultivateurs disent des semences, lorsque la chaleur vient avant le temps ; ils tremblent qu’elles ne poussent trop vite, et que la gelée, en tombant sur elles, ne les en punisse. Homme, prends garde à ton tour : tu as poussé trop vite ; tu t’es jeté trop tôt sur la gloire ; tu sembles être quelque chose ; tu n’es qu’un sot au milieu des sots ; le froid te tuera, ou plutôt il t’a déjà tué par le bas, dans ta racine ; le haut pourtant chez toi fleurit encore un peu, et c’est ce qui fait croire que tu es encore vivant et fort. Mais, nous au moins, laisse-nous mûrir conformément à la nature. Pourquoi nous découvrir ? Pourquoi forcer notre croissance ? Nous ne pouvons pas encore supporter l’air. Laisse ma racine grandir,

  1. Les jardins d’Adonis, plantés dans des pots de terre et consacrés à Vénus, en l’honneur de son amant changé en fleur. Les plantes qu’on y semait croissaient vite, et mouraient non moins vite. De là le proverbe : « c’est du jardin d’Adonis. » pour désigner une chose frivole et passagère, une occupation stérile. — V. Wittembach, dans ses notes sur le De sera numinis vindicia de Plutarque.